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LE PITCH :

 

Après quinze années d’errance, toujours hanté par le meurtre de sa femme, Brendan Sleight décide de refaire sa vie à Parson. C’est dans cette petite bourgade au cœur d’une Caroline du Sud marquée par la Guerre de Sécession que le nouveau shérif tente de fuir ses fantômes. Et pourtant, les morts qu’il y retrouve ne semblent pas vouloir reposer en paix. 

 

L’homme de loi s’immisce rapidement au centre d’un conflit opposant vivants et trépassés ; une discorde lugubre où il est difficile de savoir à qui accorder sa confiance. Mais les alliances sont cruciales, car face aux mensonges et aux tabous, seule la vérité est une porte de salut.

 

Faisant appel aux forces occultes, Brendan Sleight doit s’en remettre au vaudou et à l’amour de ses proches, afin d’éviter le pire.

 

Phantom, un récit où la légende et l’Histoire se confondent pour réécrire le passé et inventer le futur.

PROLOGUE.

 

Submergé par le doute, des traces de larmes dessinant des sillons sur son visage, le shérif se demandait comment il en était arrivé là. Dépourvu d’espoir, il regardait son corps gisant sans vie dans la crasse, la poussière et la teinture.

Son fantôme, son spectre ou son âme, peu importe, était déchiré entre deux plans. Des damnés l’empoignaient aux pieds pour l’attirer à eux et se repaître de sa lumière tandis qu’un fantôme, dont le visage lui semblait familier, le retenait aux mains. Dans l’antre des enfers, la mémoire lui faisait défaut. Il luttait visiblement dans un combat qu’il ne comprenait plus.

La scène, aussi trouble que les eaux croupissantes d’un lac où nulle forme de vie n’oserait s’aventurer, laisserait certainement dans sa mémoire des bribes de souvenirs chaotiques tout droit sortis d’un imaginaire torturé. Si seulement il devait survivre, mais la mort l’avait semble-t-il trouvé.

 

Où et comment s’était-il laissé surprendre ? Par quel prodige les Loas l’avaient-ils attrapé ? D’une voix sans écho, il murmura alors un appel à l’aide, une dernière tentative de survie :

« Baron Samedi, Mama Brigit… Loas de la mort, Guédés, gardiens des cimetières et des défunts… Comment m’avez-vous trouvé ? Pourquoi être venus me chercher maintenant ? Et où m’emmenez-vous ? »

Ses questions restèrent sans réponse ; car la réponse, il la connaissait et n’était pas prêt à l’entendre.

Soudain, un silence assourdissant régna et le shérif fut emporté dans le néant. Si la vie ne voulait plus de lui, qu’il en soit ainsi. Bientôt, il ne serait donc plus qu’un souvenir à peine perceptible dans l’esprit des vivants, s’effaçant telle une ombre à la nuit tombée. Était-ce donc là la fin ? Avait-il vraiment perdu cette guerre dont il n’avait plus aucun souvenir ?

« Dans la poésie de la mort, tu as laissé une dernière offrande au monde : une tache de sang posée, comme un pétale de rose inerte, sur un cœur qui ne bat plus. »

 

Brendan Sleight.

Chapitre 1 : Et tu y crois, toi ?

 

Quelques jours plus tôt…

 

Brendan Sleight était appuyé contre l’un des vieux piliers de bois qui soutenaient la bâtisse tout entière. La lumière, aux teintes dorées d’une journée encore jeune, offrait la promesse ensoleillée d’un hiver qui se refusait à être froid ; et cela semblait le laisser indifférent. Depuis quinze ans, il avait vécu dans une obscurité profonde et glacée et avait fini par perdre l’envie d’en sortir. Plus vraiment vivant, il n’était pas encore mort.

Fumant sa pipe, impassible, figé dans le temps et l’espace, il fixait le manoir tel un prédateur à l’affût. Ce dernier trônait insolent en haut de la colline de Boot Hill. Brendan, en apparence aussi calme que l’eau d’un lac, ne laissait en rien transparaître de la tempête qui secouait l’océan à l’intérieur de son cœur. Il tentait de se convaincre que ses choix, sans être les meilleurs, n’étaient pas forcément les plus mauvais. Il savait que la paix ne lui serait pas accordée, ni le pardon et encore moins la salvation ; mais il pourrait peut-être se reposer pour un temps, et son existence aurait au final un semblant d’utilité.

Alors que les idées les plus noires vivaient confortablement dans son esprit torturé, il tenta de se convaincre que s’il se répétait suffisamment ces mots, il finirait par y croire.

« Mes choix ne sont peut-être pas les plus mauvais. »

 

Mais l’heure n’était plus aux rêveries. Le shérif fût ramené dans ce monde qu’il avait ignoré jusqu’à présent lorsque se profila la silhouette de son jeune adjoint, Keaton Sparkson, dans l’angle le plus éloigné de son champ de vision. Ce garçon à l’air innocent, ce petit bout d’homme rempli d’espoir, cet enfant propulsé dans la vie par l’adversité et le deuil, affichait, pourtant, un sourire béat et juvénile rafraîchissant.

Cette vue coupa le souffle de Brendan ainsi que l’afflux de pensées qui inondaient son cerveau depuis bien trop longtemps. Comme au premier jour de leur rencontre, il y avait de cela deux semaines, l’espoir émanant du jeune Keaton avait envoyé une décharge si violente dans la poitrine de son nouveau chef qu’elle aurait pu réveiller un mort.

 

« Quoi de neuf, Kit ? »

 

Le garçon, qui pensait alors avoir été aussi discret et silencieux qu’un chat, fut surpris par cette question sortie de nulle part.

 

« V-vous m’avez entendu, m’sieur ? » balbutia-t-il sans assurance.

— La planche de droite, Kit, elle grince, » répondit le shérif en souriant, sans pour autant quitter le manoir des yeux.

 

Son second l’observa sans dire un mot. L’homme de loi lui tournait toujours le dos et semblait perdu dans ses pensées, errant dans un autre monde, loin, tellement loin de lui. Brendan rompit soudainement le silence quasiment religieux qui régnait, surprenant une nouvelle fois son collègue ; ses mots semblaient remonter des profondeurs d’un puits sans fond.

 

« J’peux faire quelque chose pour toi, gamin ? »

 

Kit resta un instant la bouche à demi ouverte, perdu dans son esprit à la recherche de mots qui ne voulaient définitivement pas venir.

 

« Ce… Je… C’est que je me demandais c’que vous faisiez à regarder l’horizon, m’sieur », parvint-il enfin à articuler après quelques secondes de réflexions poussées. Il se mit alors à fixer la poussière qui recouvrait le bout de ses bottes. « Vous avez l’air d’être resté là longtemps. Et… C’est que j’ai entendu les gars du saloon en passant… »

 

Il regretta aussitôt ses mots. Dans son esprit, cette dernière pensée portait l’habit de l’innocence mais une fois sortie de sa bouche, elle sonna comme un reproche.

Mais alors qu’il attendait la réprimande, il fit face à une réaction inattendue. Le shérif, au lieu de râler, de le reprendre ou bien même de le congédier, afficha un rictus discret.

 

« Et tu m’as apporté une tasse, j’espère ? » répliqua-t-il d’un ton légèrement moqueur.

— U-une… tasse… de quoi, m’sieur ? »

 

Keaton commençait à paniquer devant cet homme énigmatique, cet être sibyllin qu’il devait désormais appeler chef. Rongé par la honte, une boule se formait peu à peu au fond de ses entrailles et il perdait toute conviction dans son élocution.

Brendan lui tournait toujours le dos. Il affichait le même sourire narquois qu’il portait depuis le début de cette conversation ; cet air taquin, mais amical, posé sur un visage marqué par le temps et la tristesse.

 

« De café, Kit ! Une tasse de café… » s’exclama-t-il enfin d’un rire étouffé dans une quinte de toux. « Car je ne vois franchement pas pourquoi tu aurais pu me déranger autrement ! »

 

Il n’y avait là rien de méchant ni de mesquin. Le shérif voulait seulement jouer, juste un peu, avec son nouveau bras droit ; il avait depuis nombre d’années évité les vivants et ils lui manquaient cruellement…

Toujours dans son jeu du chat et de la souris, Brendan marqua une courte pause. Il attendait une quelconque réaction de la part de son adjoint mais rien ne vint. Comme la touche de piment dans le chili qui vient rehausser le goût et chatouiller les papilles, le shérif ajouta sur le même ton faussement sérieux.

 

« Et de plus, je travaille, gamin ! »

 

Keaton se haït à cet instant précis. S’il avait pu se virer lui-même, il l’aurait fait. Il venait de céder aux rumeurs, de répondre à l’appel des ragots, ce chant des sirènes auquel il n’avait pu résister tel un marin perdu en mer, damné par la beauté d’une voix démoniaque.

 

« Pardonnez-moi, m’sieur… C-c’est juste que les gens… ils parlent vous savez… » Comprenant qu’il s’enfonçait de plus en plus dans les eaux boueuses de la honte, Keaton reprit, effrayé face à l’incertitude de son devenir. « Désolé… je n’aurais pas dû. Je vous apporte une tasse sur le champ ! » Il se précipita vers la porte du bureau, souhaitant disparaître au plus vite. »

 

Sans quitter le manoir des yeux, le shérif retint le garçon par la manche d’un geste doux. Brendan aimait jouer avec ses proies mais il ne trouvait aucune jouissance dans leur souffrance ; il était temps de rentrer les griffes.

 

« Ne fais pas attention à mes bêtises, gamin ! Continue donc, tu as piqué ma curiosité. Qu’est-ce que les gens disent ? »

 

S’il avait été une souris, comme de celles qui dévoraient le grain du vieux Carlton, Keaton se serait faufilé dans un trou sans demander son reste. Ce qu’on disait sur lui n’était pas faux, il était stupide.

 

« Rien m’sieur, ils ne disent rien… articula-t-il avec difficulté, priant pour que son chef ne relance pas. Mais l’homme de loi n’était pas prêt à le laisser filer.

— Visiblement si, ils parlent et toi, tu les écoutes ! Alors, tire, gamin, dis-moi tout !

Sans relever les yeux du sol terreux qu’il ne pouvait se résoudre à quitter du regard, Kit marmonna d’une voix tremblante :

— Désolé, m’sieur… Je n’aurais pas dû… »

 

Brendan rit subitement, faisant sursauter le jeune homme. Quittant enfin le manoir des yeux, il libéra le bras de son adjoint dévoilant un visage sur lequel il affichait un léger sourire. Il n’était pas un homme méchant et ne tenait même généralement pas rigueur à ceux qui écoutaient ou propageaient les ragots. Il riait d’ailleurs souvent du fait qu’avec tous les costards qu’on lui avait taillés dans le dos, il était habillé jusqu’à sa mort !

 

« Ok, j’ai compris, tu es un “ je suis désolé ” dans le genre ; mais sache que je m’en fiche des commérages, je veux seulement savoir ce qu’ils disent. C’est de la curiosité, rien d’autre. J’ai ça dans le sang, y paraît ! Alors, tu me dis ce qu’on raconte sur moi et je te dis ce que je faisais ici, deal ? »

 

L’apprenti, dont le visage brûlait sous les flammes de la honte, essaya, en vain, de dissimuler son regard un peu idiot en fixant toujours ses pieds comme pour se donner une contenance. Du bout de ses chaussures, il commença à jouer avec la poussière, dessinant des formes sans but sur les planches usées du perron.

Noyé dans le flot d’informations qu’il avait reçu depuis l’arrivée du shérif en ville et la propre opinion qu’il s’était forgée à son sujet, Keaton avoua finalement avec difficulté :

 

« Ils disent que vous êtes… bizarre, que vous… » La boule dans son ventre était de plus en plus grosse et douloureuse. « Ils disent que vous parlez au vent, m’sieur, avoua-t-il enfin sans même comprendre le sens de ses mots. 

Brendan laissa se dessiner sur ses lèvres un plus large sourire.

— Et toi, Kit ? Tu en penses quoi, tu les crois ?

— Je n’écoute pas ces paroles d’ivrognes, m’sieur… » rétorqua son adjoint, conscient de la dichotomie de son comportement.

 

Appréciant sincèrement cette scène loufoque et drôle, le gardien de la justice laissa échapper un petit rire inoffensif, avant d’affirmer d’un ton faussement réprobateur :

 

« Visiblement si, gamin ! Mais c’est une bonne chose ! Tu seras mes oreilles !

Keaton releva un visage crispé vers son patron, osant à peine croiser son regard.

— Vos oreilles, m’sieur ?

— Je ne veux pas savoir ce que les autres pensent de moi, gamin. Je veux savoir ce qu’ils pensent tout court, » murmura-t-il tout en posant une main paternelle sur l’épaule de son assistant.

 

Il jeta un rapide coup d’œil sur le voisinage, balayant du regard les deux axes principaux et uniques qui formaient ainsi les seules rues de la ville, avant d’ajouter :

« Tu comprendras, gamin, qu’il est toujours mieux de savoir à qui on a affaire, avant d’avoir affaire à ce “ qui ”! » Regardant avec insistance le jeune homme de plus en plus gêné, le shérif reprit d’un ton plus sérieux : « Mais tu ne m’as pas répondu, tu les crois, toi ?

Toujours dans l’effort vain d’esquiver la conversation, ne faisant que repousser l’inévitable, Keaton choisit de se faire passer pour plus bête qu’il ne l’était.

— À propos de quoi, m’sieur ?

— Arrête de tourner autour du pot, gamin ! Tu n’es pas idiot. Tu y crois, toi, que je parle au vent ? »

 

L’ adjoint sentit alors subitement le sol se dérober sous ses pieds, perdant un équilibre qu’il n’avait peut-être jamais eu. Il était en suspens, suffoquant dans un air lourd et irrespirable, lorsqu’enfin il releva les yeux.

 

« Désolé, m’sieur. Je… Je n’sais pas… Je n’suis même pas sûr de savoir c’que ça veut dire, avoua-t-il, habité par la terrible sensation d’être un animal blessé, acculé, faisant face au prédateur qui s’apprêtait à l’envoyer à la mort.

—  Que je parle aux fantômes. Ça veut dire que je parle aux fantômes, gamin, » consentit le shérif, navré d’avoir poussé le jeu un peu trop loin.

 

Le jeune Keaton fit un bond soudain en arrière, surpris par la réponse franche de son patron. Mais malgré les appréhensions, il était soulagé d’avoir enfin allégé son cœur. À présent libéré de toute entrave, il ne pouvait plus nier la curiosité qui l’habitait quant aux traits étranges de son shérif. Une montée d’adrénaline le poussa alors à poursuivre, il n’avait subitement plus envie d’esquiver le sujet.

« Aux fantômes ? Vous voulez dire les vrais fantômes… ou ceux dans votre tête ?

— Je ne sais pas, gamin. Sont-ils les mêmes pour toi ?

Keaton pencha légèrement sa tête sur le côté comme pour trouver les réponses derrière la nuque de son patron, avant de bafouiller :

— J’sais pas, m’sieur…

— Ok, passons. Et que disent-ils d’autre ces ivrognes que tu n’écoutes pas, mis à part que j’ai des voix dans ma tête ? » lança le shérif, envoyant une perche à son équipier qui gigotait comme un ver au bout d’un hameçon et semblait de nouveau se noyer dans la masse d’informations qui l’habitait.

 

Il n’y avait rien à faire, le garçon avait décidément le chic pour se mettre dans l’embarras, peu importe ce qu’il disait. Comme le grand nigaud qu’il était, il continuait de creuser sa tombe.

 

« Tais-toi, andouille ! »

 

Voilà, en tout cas, ce que disaient les voix dans sa tête à lui. Et autant dire que son discours interne était bien plus dur et plus inquisiteur que ce que pensait réellement le shérif à son sujet.

 

« M’sieur, je voulais parler des voix que l’on a tous… Vous savez, les voix qui nous parlent… Enfin non, pas qui nous parlent, pas vraiment, mais celles qu’on entend… ou qu’on se dit, peut-être…enfin, vous n’êtes pas… fou ! C’est pas ça que j’voulais dire, » s’embrouilla Keaton, sombrant dans les sables mouvants de son verbe, habitude qu’il portait en marque de fabrique.

Le shérif ne put s’empêcher de libérer un léger rire sincère, avant de chuchoter :

« Ah… la fraîcheur de l’innocence. »

À ces mots, Keaton se mit à trembler de plus en plus fort, transpirant de petites gouttes monstrueusement froides qui coulaient le long de sa nuque endolorie.

« Désolé, m’sieur… je n’ai pas compris ce que vous venez de dire… »

 

Le couperet devait tomber, Keaton rebaissa aussitôt les yeux, fixant de nouveau ses bottes sales. Brendan, ennuyé de le voir ainsi, devait mettre un terme à la traque, sa proie blessée respirait visiblement ses derniers souffles et la comédie tournait à la tragédie. Sincèrement attristé et légèrement honteux, il avoua alors ses méfaits :

 

« Ça va Kit, tout va bien, je jouais simplement un peu avec toi. Pardonne-moi. Il le regarda fixement et avec sincérité. Les voix dont toi tu parles, ce sont celles de notre discours interne, n’est-ce pas ?

Le corps de son collègue était secoué de terribles soubresauts, sans relever les yeux du sol, traçant toujours des formes sans but sur le sol, il rétorqua d’une voix timide :

— Peut-être, m’sieur… C’est que je ne sais pas comment elles s’appellent.

— Tu parles de celles qui te jurent que tu ne pourras pas ramener la jolie fille chez toi ce soir ?

Il releva subitement la tête. Enfin ils se comprenaient !

— Oui, m’sieur… Celles-là !

Un sourire discret se dessina sur le visage du shérif qui le portait plutôt bien.

— Ok, alors du coup, non, ce ne sont pas avec ces voix-là que je parle, mais bien les vrais fantômes.

— Mais … Parce qu’ils existent ? s’exclama le jeune homme, titubant sous le choc et se heurtant au mur derrière lui, bien plus proche qu’il ne l’aurait cru. Brendan laissa s’échapper un petit rire discret, avant de répondre sur un ton taquin :

— Visiblement, oui ; autrement je parle tout seul, et ton nouveau patron est fou dans ce cas !

— Je suis perdu, m’sieur…

— Comme toute la ville, gamin ! »

 

Sans transition, le shérif pointa du doigt le manoir qu’il avait observé toute la matinée.

 

« Tu sais qu’il est hanté ? N’est-ce pas ?

— Le manoir ? Oui, c’est ce qu’ils disent. »

Brendan fit un clin d’œil à son partenaire avant de rétorquer :

« Qui ça, ils ? Les ivrognes que tu n’écoutes pas ? »

 

Keaton rebaissa les yeux immédiatement, fixant de nouveau ses pieds dans l’espoir vain que cela ferait peut-être disparaître son malaise. Brendan se mordilla la lèvre inférieure, il était encore trop tôt pour faire de l’humour. Alors qu’il s’apprêtait à représenter ses excuses à son jeune collègue, celui-ci se décida à répondre, d’une voix teintée de honte :

 

« Non, m’sieur… Pas seulement… »

 

Surpris par l’aveu du garçon, Brendan se rapprocha de lui, jetant un rapide coup d’œil aux alentours, comme pour s'assurer qu’aucune oreille malvenue ne trainait par là.

« Qui d’autre alors, gamin ? »

 

Son second hésita avant de poursuivre. Il ne voulait pas se trouver face au jugement d’un étranger, d’un citadin ; parce qu’il savait ce que les gens de la ville pensaient d’eux, les campagnards, les péquenauds. Il ne voulait pas retrouver ce regard dans les yeux de l’homme avec qui il devrait travailler. Et de plus, il commençait à l’apprécier ; il avait peur d’être déçu.

Après une courte réflexion, résigné, Keaton releva finalement des yeux timides, se rendant alors compte que le shérif le regardait patiemment et avec bienveillance. Un peu bête, il ravala ses angoisses et murmura :

 

« Toute la ville, m’sieur. Toute la ville le pense… »

Comme un père le ferait, Brendan posa une main rassurante sur l’épaule du garçon.

« Et tu les crois ?

— Je ne sais pas, m’sieur.

— Ce qu’il y a de bien avec toi, c’est que tu admets que tu ne sais rien ! » rit d’une voix grave le shérif, se surprenant lui-même.

 

Son adjoint, vraisemblablement confus, resta quelques secondes à regarder cet homme qui semblait rire pour la première fois. Il en fut attendri et se sentit en sécurité ; le shérif était un gars bien, il en était convaincu. Mais, malgré cet élan de confiance, le jeune homme avait encore du mal à voir où cette conversation les embarquait.

 

« Pardon m’sieur… mais…  je… je ne comprends pas…

Le cœur animé d’une nouvelle force, Brendan le poussa vers l’intérieur.

— Eh bien, gamin, les gens d’ici semblent croire qu’il y a des fantômes qui vivent entre ces murs, ceux du manoir, qu’on s’entende. Et moi, je te demande ce que tu en penses. » Il lança un regard vers sa jeune recrue et lui fit un clin d’œil, signe qu’il espérait une certaine forme de complicité. « Les fantômes, les rumeurs, les ragots… Qu’est-ce que toi, tu en penses ? Tu es un gamin du coin après tout ! Tu les connais tous ici, pas moi ! »

 

Keaton baissa les yeux, pris subitement d’une légère quinte de toux. Il retint la réaction viscérale le poussant à libérer des maux qu’il n’était pas encore prêt à livrer et tint le silence pour meilleur allié, offrant simplement un grognement au shérif en guise de réponse.

Brendan, pointant du doigt la demeure macabre qui trônait toujours fièrement en haut de la colline, ne remarqua pas l’esquive de son jeune collègue face aux émotions faisant rage dans son esprit.

 

« C’est ce que j’ai fixé toute la matinée, Kit ; les fantômes. Mais les morts sont timides par ici apparemment parce que je n’ai rien vu ! Peut-être devrais-je prendre un rendez-vous, histoire de savoir à qui j’ai à faire… »

 

À présent appuyé contre le bureau du shérif, Keaton tentait de se donner une contenance en jouant du bout des doigts avec son Colt. Brendan saisit deux tasses dans l’armoire encrassée de ce mélange de sable et de boue séchée se déposant dans chaque recoin de la ville.  Il s’apprêtait à leur verser un café lorsque le jeune homme chuchota, toujours en fixant le sol :

 

« On dit que ce sont les Duchesne, m’sieur. »

Le shérif se retourna d’un bond vers son acolyte, soulevant un nuage de sable autour de lui.. Les deux tasses encore vides à la main, il s’exclama d’un ton jovial :

 

« Donc, tu y crois ! Ou du moins, tu es tout à fait au courant. » 

Enfin leur conversation semblait prendre la direction que le shérif souhaitait.

« Oui m’sieur… C’est que c’est un peu notr’légende locale.

— Vas-y, raconte-moi, gamin ! »

 

Il servit deux cafés noirs et tièdes et en tendit un à son assistant qui, encore remué par les dernières vingt minutes, fixa la tasse comme un ovni, sans bouger. Brendan sourit et lança amicalement :

 

« Il n’est pas bon, mais il n’est pas empoisonné ! Et j’te devais bien un café, aussi écœurant soit-il, après ce que je t’ai fait endurer ce matin !

— Merci, m’sieur, » balbutia Keaton dans un sourire timide.

 

Keaton serrait aussi fort qu’il pouvait sa tasse de café entre ses deux mains tremblantes pour tenter de dissimuler en vain les soubresauts de son corps. Brendan, quant à lui, s’assit à son poste afin de laisser le temps à son adjoint de retrouver ses esprits ; il saisit de sa main libre le pendentif en or qu’il gardait le plus souvent dissimulé sous sa chemise et murmura : 

 

« Oui, chérie, je sais… Je suis encore allé trop loin. »

 

Rangeant aussitôt le petit médaillon au chaud contre son cœur, Brendan releva la tête, se pencha vers l’avant, saisit un bout de la veste du jeune homme alors toujours appuyé contre le vieux meuble de bois. Il ressemblait à un vieillard s’accrochant à sa canne par peur de tomber. 

 

« Viens donc t'asseoir à côté de moi et raconte ce que tu sais sur les Duchesne. »

 

Keaton s’exécuta aussitôt, saisissant une chaise abandonnée dans le coin de la pièce et s’assit non loin de son supérieur. Il tremblait encore mais commençait doucement à reprendre le contrôle de son corps.

Chapitre 2 : Derrière les portes closes

 

Agité à l’intérieur et pourtant d’un calme apparent, le garçon entama son récit d’une voix timide :

 

« On dit que Madame Jeanne Louise Marie Duchesne, aurait tué par jalousie sa fille Marie… » Le visage de Keaton vira du blanc pâle au rouge carmin. « Pardonnez-moi, Marie Rose Françoise Duchesne. » Il toussa, gêné. « Madame Duchesne se serait ensuite donné la mort par pendaison. » À ces mots, le corps du shérif se raidit, il scruta la pièce, fixa son adjoint et lança d’un ton curieux et circonspect :

— Excuse-moi de t’interrompre un instant ; mais… »

 

Brendan se leva d’un coup pour regarder le manoir par la fenêtre. Il se retourna, les yeux perdus dans le vide, cherchant visiblement une information dans la nébuleuse de sa mémoire. Enfin, il se rassit à son bureau et entreprit de fouiller dans les papiers devant lui. La scène s’étendit sur une minute, tout au plus, mais, pour le jeune Keaton, ces secondes semblèrent durer des heures ; un instant interminable où il se demanda quelle bêtise il avait encore bien pu dire.

Alors que son bras droit se décomposait devant lui, fixant ses pieds, espérant disparaître, Brendan trouva finalement ce qu’il cherchait. Il s’en saisit.

C’était une vieille photo qu’il observa dans un silence solennel avant de retourner à la fenêtre. Le manoir trônait toujours en haut de sa colline, menaçant.

Le subordonné n’osait toujours pas relever les yeux vers son chef qui lui tournait le dos, déjà, semblait-il, parti à la conquête d’un Graal inatteignable. Keaton restait là dans l’attente du jugement dernier, condamné pour des crimes qu’il ignorait avoir commis. Il fut libéré du purgatoire par le shérif qui confessa la source de sa réaction.

 

« M.R.F… Les armoiries du manoir sont les initiales de la fille des Duchesne ? s’exclama-t-il d’une voix teintée de surprise.

— Oui, m’sieur… »

 

Toujours en fixant la demeure, il tendit à son adjoint la photo. Un trait de tristesse éteignit pour un temps la lumière dans son regard.

Brendan, dont la curiosité était à présent piquée à vif, retourna s'asseoir en tapotant l’épaule du jeune homme au passage. Pointant du doigt le portrait de famille, il demanda :

 

« Et sur la photo, ce sont donc bien eux ; les Duchesne ? »

 

Le jeune garçon hocha la tête en signe d’affirmation silencieuse, tenant fermement le document entre ses mains tremblantes.

Il y avait sur le visage de Keaton un air de douleur, la trace du deuil qui se dessinait à chaque fois que celui-ci devait énoncer le nom de Marie Duchesne ; et Brendan l’avait bien remarqué. Mais son collègue était aujourd’hui le seul à détenir les informations qu’il désirait obtenir… Ou du moins, le seul prêt à les lui donner.

Avant de poursuivre son enquête, le shérif s’enquit sur un ton paternel de l’état moral du garçon :

 

« Ça va, gamin ? On peut continuer ?

— Oui, m’sieur… » acquiesça Keaton, fixant la photo de la belle Marie, les yeux remplis de larmes.

Désolé de devoir creuser plus encore dans le passé douloureux de son adjoint, Brendan inspira profondément, avant de répondre :

 

« Ok, gamin, dans ce cas, je suis tout ouïe. »

 

Le jeune homme ravala sa salive et releva son regard vers son patron qui l’observait avec affection.

 

« Le père de Marie, Henri-Louis Duchesne, il a fait fortune dans le textile quand il vivait en France et l’histoire dit qu’il aurait épousé la fille d’une famille d’aristocrates en décrépitude…

— Pardonne-moi, Kit, mais décrépitude ? le reprit le shérif, essayant de dissimuler un rictus mal venu.

— Oui, m’sieur… justifia le garçon, réalisant l’emploi d’un terme inapproprié lorsque pris hors de son contexte. Une maison délabrée, des vêtements retouchés à la hâte pour cacher les défauts et les trous… Ils en étaient même arrivés à vendre la vaisselle et le mobilier, ne gardant que le strict minimum pour vivre et recevoir… » Petit à petit l’adjoint reprenait vie sous les yeux du shérif. « Ils rendaient même les consignes ! Vous imaginez ça ? Des aristocrates faisant la queue pour rendre les vieilles bouteilles ?! »

Le shérif acquiesça, ne cachant pas une certaine pitié pour cette famille en chute libre vers la pauvreté. Kit ravala une gorgée de café, grimaça et poursuivit :

« Il paraît qu’il se serait pris d’affection pour elle.

— Qui ça, elle ? Elle s’appelait comment ?

— Jeanne Louise Marie de Bonvillier, m’sieur, la seule et unique fille des de Bonvillier, une fille sans grand intérêt à ce qu’il se disait... » Le jeune assistant baissa aussitôt les yeux vers le sol. « Enfin ça, c’est ce que disent les ragots, par ici… Voyez … Elle fut mariée tard, elle ne trouvait aucun prétendant, et pour tous les gars du saloon, la seule explication c’était qu’elle n’avait pas un physique… plaisant. »

 

Keaton posa alors une main discrète sur sa poitrine à l’endroit où il gardait une petite croix d’argent, l’unique bien laissé par son père. Geste que le shérif ne put ignorer.

 

« Mais personne n’a jamais parlé de son humeur… » murmura le garçon, fixant toujours les planches de bois sales.

 

Keaton pensait avoir parlé suffisamment bas pour n’être entendu que par les anges, mais le shérif avait l’ouïe fine et le regard acéré. Il avait senti le monstre sous le lit.

 

« Son humeur, gamin ? »

 

Surpris par la question qu’il n’attendait pas, le jeune adjoint hésita un instant, puis reprit le fil de sa pensée :

 

« Massacrante, m’sieur... Elle n’était pas le genre de femme qu’on voulait avoir avec soi ni contre soi, si vous voyez c’que j’veux dire… »

 

Le shérif s’immobilisa, il avait le souffle coupé, tous les muscles de son corps crispés, tendus et sur le point de rompre, seul son cœur battait la chamade ; il comprenait parfaitement ce qu’il voulait dire. Il ouvrit et referma plusieurs fois la bouche, ses lèvres mimant des mots qui ne portaient pas de son. Keaton, surpris par ce silence soudain, releva la tête.

« M’sieur? « 

 

Brendan porta sa main à son médaillon, tourna son regard vers la fenêtre et chuchota d’une voix basse, discrète comme une prière :

 

« Rien, gamin. Rien. Continue. »

Keaton acquiesça d’un hochement de tête et s’exécuta :

« On dit donc qu’il se serait pris d’affection pour elle et qu’il l’aurait épousée... À la naissance de leur fille, le pauvre homme ne le savait pas encore, mais il venait de signer son arrêt de mort. Elle était si belle, si parfaite, tellement lui !

— Lui, Kit ?

— Son portrait craché, m’sieur. Il était en admiration devant elle. M’sieur Duchesne pensait alors être un homme comblé. Il était un mari aimant et un père présent et affectueux… »

Le jeune homme baissa la tête, dissimulant les larmes qui remplissaient doucement ses yeux.

« Enfin, c’est ce que disent…

— Les gens d’ici, gamin. »

Relevant un visage rougi par la tristesse Keaton répliqua d’un ton désœuvré :

« Oui, et tout cela ne reste que des rumeurs et des ragots… »

L’homme de loi se pencha vers sa jeune recrue et murmura alors, comme une confidence :

« Les rumeurs peuvent nous apprendre beaucoup de choses, gamin, quand on les prend avec prudence. Continue, » conclut-il se rasseyant confortablement au fond de sa chaise.

 

Keaton esquissa difficilement un sourire tout en se réinstallant sur son siège qu’il trouvait soudainement incroyablement inconfortable. Il but une gorgée du reste de café froid qu’il avait peine à finir, son visage se contorsionnant de dégoût.

 

« Les affaires aussi allaient bien, très bien même. Une femme et une fille parfaites, une entreprise florissante qu’il avait décidé d’exporter dans les anciens territoires français d’Amérique…

— Je vois bien pourquoi, gamin ! Une nation qui se construit, des terres à bas prix et le pouvoir à celui qui a de l’argent ! lança le shérif en jetant un rapide coup d’œil au manoir qui trônait toujours là, menaçant et hautain.

— C’est ça, m’sieur… Arrivé sur place, il s’est fait construire une maison… Cette maison, » précisa-t-il, pointant un doigt timide et tremblant vers la demeure maudite. « Et comme ça se faisait beaucoup chez les nobles, il y fit apposer ses armoiries. Mais, pour lui, la vie se résumait alors à sa plus grande réussite.

— Sa fille.

Keaton approuva en silence.

— Et la mère n’a pas dû apprécier, j’imagine.

— Ça non ! Déjà qu’elle venait d’une famille déchue, là, elle n’existait même pas dans la maison.

— Comment ça, elle n’existait pas ? » répliqua Brendan en se levant discrètement. Il saisit la tasse à présent vide que Keaton gardait posée sur ses genoux et leur resservit deux cafés ; celui-ci, bien qu’immonde, avait au moins le mérite d’être chaud.

— De son temps, M’sieur Duchesne a fait peindre plusieurs tableaux de sa fille, mais pas de sa femme… Et s’il avait dû lui arriver malheur, c’est sa fille qui aurait hérité de tout : la maison et l’usine… Marie sa fille, mais pas M’dame Duchesne.

 

Brendan écoutait attentivement le récit de son second qui dévoilait le portrait d’une adversaire de taille. En retournant s’asseoir, il tendit une tasse de jus noirâtre que le garçon accepta, posant soigneusement la photo des Duchesne sur le bureau devant lui. Le shérif fixa un instant le portrait figé de cette famille brisée en sirotant son café.

 

« Tout ce qu’il faut pour faire un fantôme en colère, murmura-t-il avant d’ajouter, coupant court à toute question malvenue : Continue, gamin.

— Tout tournait autour de Marie, m’sieur. Il aimait sa femme, ne vous méprenez pas. Mais il aimait sa fille bien plus encore. Et ils étaient devenus puissants, très riches. Cette ville, c’est lui qui l’a fondée, tous ceux qui vivaient là étaient des travailleurs de l’usine.

— Il faisait quoi d’ailleurs, ici ?

— Des vêtements. Ils faisaient tout, du tissage de la laine et du coton à la coloration des tissus, jusqu’à l’assemblage des pièces. »

 

Pris dans l’enthousiasme de ce secret qu’il avait enfin la liberté d’aborder, partageant un pan sombre de son histoire devenu conte d’ivrogne avec quelqu’un qui semblait sincèrement le croire, Keaton but une grosse gorgée de café, ce qui ne manqua pas de le faire tousser.

 

« Ils étaient devenus intouchables. Ils dînaient avec les plus hautes sphères du pays et participaient activement à l’économie de l’État. Mais ça n’a pas duré. »

 

Un voile sombre vint recouvrir le visage du garçon, effaçant les rayons de soleil qui éclairaient jusqu’alors la prairie de son cœur. Brendan se pencha vers son adjoint, créant ainsi un terrain propice à la confidence.

 

« Ils sont arrivés ici dans les années quarante. En vingt ans, on se construit une bonne réputation et tout le monde aimait monsieur Duchesne. Mais à l’élection d’Abraham Lincoln… » reprit-il

 

Le shérif se renfonça subitement dans son siège. Sa mâchoire se crispa et ses pupilles se dilatèrent, rendant son regard déjà sombre, plus noir encore que la nuit. Sa voix résonna tel le son filant du couperet, arrachant les os du corps :

 

« La guerre. »

Le silence couvrant à présent leur respiration était pesant et annonciateur de mort.

« Oui, m’sieur. La guerre…. Et… Les… ‘fin une armée, m’sieur, articula péniblement Keaton dont le fil de son histoire semblait lui glisser entre les mains.

— Les Confédérés, gamin ?

Le visage du jeune garçon s'illumina.

— Oui, c'est ça ! Même si je n’sais pas trop ce que ça veut dire… confessa-t-il, sentant bien qu’il lui manquait des pièces de puzzle.

— De la politique, Kit. Lincoln était un abolitionniste, et autant dire que certains n’étaient pas d’accord avec lui.

— Les Confédérés, m’sieur ? C’est ça ?

— Oui, gamin. Mais vas-y, reprends sur les Duchesne et j’t’en dirais plus sur l’Histoire avec un grand H après ça. »

 

Le jeune Keaton approuva d’un hochement de tête et reprit son récit :

« Les Confédérés, ils lui ont proposé de signer un contrat, pour leur fournir leurs uniformes… Mais lui… Il était contre tout ça. »

 

Keaton marqua une courte pause pour boire un peu de café. À chaque gorgée, le jeune homme dessinait une grimace non contrôlée sur son visage, ce qui n’était pas sans faire sourire son patron.

« Il est bon ce café, gamin ?

— Oui, m’sieur… Merci… »

 

L’homme de loi lâcha un rire taquin, avant d’abandonner le rictus qui avait illuminé son visage un instant, relançant à contrecœur la conversation :

 

« Le père Duchesne était donc contre tout ça ? »

 

Le garçon se remit à remuer sur son siège, visiblement mal à l’aise. Il hésita un instant avant de poursuivre, cherchant ses mots face à ce long silence ; le shérif tira sa chaise au plus près de son bureau, faisant signe au garçon d’en faire autant.

 

« Qu’est-ce qui ne va pas, Keaton ? »

 

Soulagé et inquiet en même temps de voir que son patron avait remarqué sa détresse, la jeune recrue laissa s’échapper un aveu timide :

 

« C’est juste que je n’sais pas si je vous en dit suffisamment, m’sieur. Cette guerre. Je…Je n’sais pas tout… Les gens n’en parlent pas trop ici.

Brendan lui fit un clin d’œil complice et amical avant de rétorquer :

— Ça se comprend, gamin, ils ne font pas partie des vainqueurs ! » Keaton resta muet, presque soulagé de voir qu’il semblait avoir un allié. « Mais ne t’en fais pas, tu m’en donnes déjà beaucoup, poursuivit le shérif. Continue à propos des Duchesne, parce que, là, ce sont eux qui nous intéressent ! Pour le reste, on verra plus tard. »

 

L’enfant de Parson approuva silencieusement, avalant de nouveau une gorgée, tentant de dissimuler la douleur qu’il gardait à l’intérieur par le biais des grimaces que provoquait le café.

 

« Tout a toujours un lien avec les Duchesne… » avoua-t-il à demi-mots. Le garçon releva la tête, affolé, inquiet que son patron ait pu entendre cette confession. « Restons-en aux Duchesne, m’sieur, vous avez raison… s’exclama-t-il avec hâte. On en était au contrat… »

Brendan acquiesça, comprenant que certains secrets devaient encore rester cachés.

« Monsieur Duchesne a signé ce contrat, et ils sont devenus encore plus puissants, c’est ça, gamin ?

— Oui et non, m’sieur, tenta d’expliquer Keaton, gesticulant sur sa chaise tel un vers au bout d’un hameçon. Lui a refusé le contrat, il n’était pas d’accord avec eux… Mais elle, elle l’était.

— Qui ça, Kit ? Marie Duchesne ? »

 

Le visage du jeune homme se déforma sous la surprise et l’indignation :

 

« Oh non, m’sieur ! Pas Marie ! Non… sa mère. Et elle a signé le contrat. Elle s’entendait très bien avec les généraux, surtout un certain… Un certain Wade… Ham… Wade quelque chose…

— Wade Hampton III, » avança l’homme de loi d’un ton froid. Keaton afficha un air d’admiration avant de balbutier :

« Vous voyez qui c’est ?

— Oui, très bien, confirma-t-il, affichant ce même regard impassible qu’il portait plus tôt. Mais continue, gamin, elle était donc intime avec cet homme ?

— Intime, m’sieur ?

— Elle était intouchable ; c’est ce que je sous-entends, après ce qu’il se passait derrière les portes closes, je m’en contrefiche.

— Oui m’sieur, intouchable, c’est ça… » renchérit son adjoint dont le cœur était visiblement déchiré entre l’envie de fuir, d’oublier tout ça et l’envie d’en dévoiler plus, d’en savoir plus. »

 

D’un signe de la main, son chef l’invita à poursuivre.

 

« Elle était intouchable à un tel point que lorsque madame Duchesne a retrouvé son mari mort, noyé dans une des cuves de coloration et qu’elle a crié à un terrible accident, tout le monde l’a crue.

— Ou du moins personne n’a rien dit, grogna Brendan dans un souffle retenu.

— Elle a ensuite repris les rênes de la société qu’elle a fait fructifier encore plus… ajouta le garçon, validant par un signe de tête la théorie de son supérieur. »

La tension montait dans l’air et l’évidence ne pouvait plus être ignorée, Parson renfermait un lourd passé et ce passé semblait graviter autour du manoir.

 

« Elle était sans pitié d’après ce que les gens disent… La société grandissait, les coûts de production avaient été réduits au maximum…

— Des coûts réduits ? Laisse-moi deviner ; avec des esclaves ? » vociféra le shérif qui ne parvint plus à dissimuler la colère qui montait en lui. »

 

Le jeune adjoint, surpris par la réaction de son patron, sursauta sur sa chaise, manquant de faire tomber le reste de café qu’il avait grand mal à terminer.

 

« Oui, m’sieur. Mais… Je suis désolé, je ne sais pas ce que ça veut dire… Vous savez…

— Tabou ! J’imagine bien, continue. »

 

Keaton se réinstalla encore une fois sur son siège, gesticulant comme un poisson sur la berge, luttant pour les derniers brins d'oxygène, étouffant dans la sécheresse d'un terrain qui n'était assurément pas le sien. Il sentait qu’il ne saisissait pas tous les rouages de l’Histoire, mais se devait de continuer pour son patron.

 

« Les gens aujourd’hui disent que les cadavres de leurs employés crient encore parfois la nuit, mais personne ne sait combien sont véritablement morts là-bas… » confessa le garçon, pointant du doigt le lac et les vestiges de l’usine.

Personne ne sait, souffla Brendan. Ou personne n’admet. ”

 

Keaton l’observa, conscient qu’il y avait là quelque chose à comprendre et qu’il n’avait pas toutes les cartes en main pour saisir les tenants et les aboutissants de ce passé qu’il tentait de conter. Cependant, le visage fermé de son chef lui indiquait de ne pas creuser. Résigné, il hocha la tête avant de reprendre son récit d’une voix tremblante :

 

« Et d’autres cadavres ont commencé à s’accumuler autour des deux femmes, autres que ceux des employés… des vrais cadavres, j’veux dire, m’sieur, pas des rumeurs. Des corps qu’ils ont retrouvés... Et ça, quelques mois seulement après la mort de monsieur Duchesne. »

 

Brendan écoutait avec attention le garçon raconter son histoire tout en jouant du bout de ses doigts avec le médaillon autour de son cou. Il jetait de temps à autre un coup d’œil au manoir d’où lui parvenait la désagréable sensation d’être observé.

Mais la dernière phrase de son adjoint l’alerta alors qu’il commençait à partir dans ses rêveries. Il se redressa sur son siège mimant le prédateur à l’affût.

 

« Autour des deux femmes ? La fille Duchesne aussi était une meurtrière ? »

 .

Keaton s'offusqua, trahissant une certaine tristesse qu’il ressentait et qu’il tenta de dissimuler dans une fausse quinte de toux ; la vie de Marie Duchesne était un sujet sensible et tout le monde l’avait compris.

 

« Non, m’sieur! Assurément pas ! Mais tous ceux qui l’approchaient d’un peu trop près risquaient la mort. Trois hommes ont essayé de prendre Marie pour épouse, et les trois sont décédés dans des circonstances… étranges… si vous m’autorisez le terme. » Son visage se teinta d’un voile obscur. « Peut-être que cela faisait d’elle une meurtrière, après tout ? chuchota-t-il tristement, se saisissant de la photo qu’il avait posée devant lui.

— C’est elle qui les a tués, gamin ? La mère Duchesne, j’veux dire, interrogea l’homme de loi d’une voix douce entre ses lèvres crispées.

— C’est ce que tout le monde semble croire, m’sieur, répliqua l’enfant de Parson, des larmes au bord des yeux.

— Alors Marie n’y est pour rien. On n’est pas responsable des choix ni des actions des autres. »

 

À ces mots, Brendan saisit son médaillon, souffrant subitement d’une douleur à la poitrine. Il jeta un coup d’œil à l’extérieur, observant en silence la fenêtre et le ciel gris. Pour dissimuler la rage qui remontait en lui, il feint d’éloigner une mouche invisible et enfin, d’un revers discret, geste automatique qu’il avait adopté ces dernières années, il essuya les larmes inondant ses yeux, prétextant se protéger le visage contre cet attaquant imaginaire.

Keaton, devinant une souffrance qu’il semblait comprendre, attendit quelques secondes, avant de finalement oser s’enquérir de l’état de son supérieur. Sa voix était timide, mais teintée de sincérité :

 

« Ça va, m’sieur ? »

 

Le shérif força un sourire, fixant de nouveau sa recrue. Il pesa les mots qu’il comptait employer et reprit d’une voix qui se voulait assurée :

 

« Oui, gamin. Foutue mouche ! »

 

Keaton acquiesça, l’imperméabilité dans le regard du shérif barrait la route à toute question qui pouvait germer dans son esprit.

 

« Reprenons, Kit. Ils ont des preuves de ce qu’ils avancent ? Pour les meurtres, j’veux dire. » Le garçon haussa les épaules, confus. « Les “ ils ” de tout à l’heure, ceux qui disent avoir trouvé des cadavres, argumenta Brendan. Ce sont les ivrognes ?

— Non, m’sieur… pas que. Les autres aussi. Tout le monde en parle. Mais à chaque fois que j’ai posé des questions, à chaque fois, ils ont changé de sujet... » confessa finalement Keaton dont l’esprit était hanté par les réponses qu’il n’avait jamais obtenues.

 

« Ok, gamin. Tout va bien. Tu m’as déjà beaucoup aidé, » lança le shérif, caressant distraitement la partie de son torse où le médaillon reposait sous sa chemise, à l’abri des regards indiscrets.

 

Subitement, le garçon se redressa sur sa chaise, tel un chat à l’affût de sa proie. Il regarda furtivement de part et d’autre de la pièce, s’assurant qu'aucune oreille mal avisée ne soit cachée là à les écouter. Prisonnier d’une frayeur que lui seul comprenait, il fixa ses pieds, hocha la tête dans un mouvement étrange, sans pour autant relever les yeux vers son chef. Enfin il murmura quelques mots à peine audibles, mais perceptibles.

 

« Les murs ont des oreilles… »

Le shérif surenchérit aussitôt, sans contrôler les verbes qui sortaient de sa bouche :

« Et les portes des yeux, scrutant dans le silence de la nuit… »

L’adjoint bondit, comme repoussé par un appel d’outre-tombe.

« Les mouvements des endormis ! D’où vous connaissez cette phrase, m’sieur ? »

 

Brendan, visiblement tout aussi surpris que son équipier, se leva subitement de son siège afin de regarder de plus près le manoir qui semblait avoir pris vie.

 

« Et toi jeune homme ? D’où la connais-tu ? »

Keaton baissa les yeux aussitôt et avoua avec honte :

« Des carnets de Marie, m’sieur. Elle aimait écrire. Et… »

Il hésita, comme un enfant balbutiant ses premiers mots. « Je… j-je n’sais pas… C’est… c’est juste que… C-cette phrase, elle est restée dans ma mémoire…

— Tu y crois ?

— À quoi, m’sieur ?

— Que les murs ont des oreilles et les portes des yeux ? »

 

Keaton était visiblement nerveux. Le corps du garçon frétillait de nouveau, mimant un poisson échoué sur la berge luttant pour un dernier gramme d’oxygène. Ses lèvres tremblaient et son teint d’ordinaire frais et vif avait tourné au gris blafard ; il avait l’allure d’un homme ayant tout juste vu un mort, ressuscité.

 

« Je ne sais pas, m’sieur… Je ne suis même pas certain de savoir ce que ça veut dire. »

Tournant toujours le dos à son collègue, l’homme de loi répliqua d’un ton grave.

« Au contraire, je pense que tu sais parfaitement ce que ça veut dire, gamin. »

 

Quittant enfin le manoir des yeux, Brendan se retourna vers sa recrue. Keaton s’était rassis incommodément sur sa chaise et jouait du bout de ses bottes avec les petits morceaux de terre séchée qui jonchaient le sol. Le shérif prit le soin de refermer la porte du bureau avant de faire quelques pas en direction du garçon.

 

« Mais je t’en prie, continue ton histoire ; disons-nous que nos murs n’ont pas d’oreilles pour l’instant et que les yeux de nos portes sont fermés. »

 

Keaton regarda furtivement aux quatre coins de la pièce avant de reprendre le cours de son récit :

 

« Eh bien… Jeanne-Louise Duchesne, après avoir tué… Enfin, après que l’on pense qu’elle ait tué… Enfin…

— Oui, gamin, j’ai saisi l’idée. Continue. »

Le garçon tremblait et peinait à retenir les larmes offensives qui poussaient aux portes de son âme.

« Eh bien, après avoir tué, chacun des hommes qui avaient osé s’intéresser à sa fille plutôt qu’à elle… » Keaton ravala sa salive, tentant de garder la douleur à l’intérieur. « Ils préféraient tous courtiser la jeunesse à la sagesse comme elle aurait dit, vous voyez ? »

 

Le shérif acquiesça en silence, comprenant que le garçon cherchait à éluder le sujet. Cependant, contraint par son devoir, il le poussa à continuer d’un signe de la main, dissimulant avec difficulté le regret dans son regard. Keaton prit alors une profonde inspiration et procéda, résigné :

 

« Après avoir transformé son usine en production militaire, et ce, en plus des… meurtres. Elle finit par tenir à distance toute âme vivant à des lieues à la ronde. Elle n’était pas une femme gentille, elle était même dangereuse… Mais la famille servait la cause, c’est pour ça que personne n’a rien dit… » Le garçon s’autorisa un instant de répit, avalant la dernière gorgée froide de son café immonde avant de poursuivre. « C’est ce que disent les gens ici. Elle servait la cause, madame Duchesne…. Même si je ne sais pas ce que ça veut dire… » conclu-t-il dans un murmure à lui-même.

 

Le jeune homme souffrait de ces parts d’ombre de son Histoire qui lui avaient été interdites, il sentait bien que quelque chose d’important s’était déroulé sur ses terres natales et pourtant, il ne pouvait mettre le doigt dessus. Profondément frustré mais résigné, le garçon posa sa tasse à présent vide, soupira et persista :

 

« Même sa fille avait commencé à la fuir. Peu de gens ont vu Marie, les mois qui ont précédé sa mort. »

 

Brendan se tenait toujours debout, entre l’adjoint et la porte, cachant à moitié le manoir qui les observait avec une certaine insistance ; il caressa inconsciemment son médaillon, toujours dissimulé sous sa chemise et subitement força un sourire qui se voulait amical. Il comprenait la souffrance du garçon, il pouvait la lire sur tout son corps ; et cette souffrance, il la connaissait bien. Très bien même.

Mais encore une fois, il devait le faire parler, il devait comprendre dans quoi il s’était embarqué. Sincèrement désolé, Brendan relança alors la conversation :

 

« Tout le monde les a abandonnées, si je comprends bien ?

— Oui, m’sieur. La mère Duchesne ne pouvait être jetée en prison… Parce que…

— Elle servait la cause, j’ai saisi, gamin. »

Keaton hocha la tête.

« Oui, m’sieur… Mais même si elle pouvait éviter la prison, il était mieux pour tout le monde de rester loin de son courroux et les hommes haut placés ne voulaient pas…

— Se mêler à elle et ses casseroles, je vois bien le chaos politique. Ils se seraient porté préjudice en la fréquentant.

— Oui, m’sieur. Du coup, les gens ont juste arrêté de leur parler. »

 

Le shérif se rapprocha de son collègue dont le corps affaibli par la peur et la fatigue était secoué de soubresauts douloureux. Une main toujours sur son médaillon, il posa un genou à terre, pris dans un combat intérieur. Enfin, il saisit les mains de son adjoint, provoquant une réaction de surprise chez le garçon. L’homme de loi hésitait clairement à prononcer les mots qui se cachaient derrière ses lèvres. Mais il devait poser la question.

« Et tout le monde est certain que Marie ne s’est pas suicidée ? »

Keaton bondit de sa chaise, jetant un rapide coup d’œil au manoir menaçant. Tout en faisant un signe de croix, il rétorqua :

« Non ! Ça sûrement pas ! Elle était une fervente croyante et… le suicide est la condamnation certaine pour l’enfer. »

 

Sans dire un mot, Brendan se releva et s’empressa de détourner le regard, fixant un point invisible sur un horizon dont la vue était interdite à son bras droit. Keaton hésita un instant. Enfin, d’une voix timide et teintée d’une légère inquiétude, il murmura :

 

« M’sieur ?

— Oui, garçon ? soupira le shérif, dévoilant un visage de nouveau impassible.

— Vous croyez en Dieu ?

— Bien sûr, gamin ; continue. Si elle ne s’est pas suicidée, est-il donc certain que sa mère l’ait tuée ? »

 

L’enfant du pays se leva timidement et se rapprocha du shérif d’un pas titubant. Il regardait son chef, mais gardait un œil inquiet sur le manoir.

 

« Après quatre jours sans avoir vu un seul signe de vie émanant du manoir, une femme est allée voir…

— C’était en quelle année, gamin ?

— 1867… Juste avant ses trente-deux ans, m’sieur… Pourquoi ? »

 

L’homme de loi afficha un air étrange, saisissant son médaillon comme la seule chose le raccrochant à la vie. Sa mâchoire se crispa un instant furtif avant de se relâcher, retournant à un visage impassible.

 

« Rien, continue, gamin. Une femme donc est montée au manoir ? »

Confus, le garçon obéit. 

« Oui, m’sieur, les hommes n’osaient plus approcher… Vous comprendrez pourquoi ! » Brendan acquiesça. « La jeune Marie fut retrouvée allongée dans le patio, sur un petit canapé, l’un de ses cahiers à la main ; la femme qui était entrée la pensa d’abord endormie, l’odeur du corps ayant été couverte par l’atmosphère humide de la pièce… Il y avait beaucoup de fleurs et une fontaine intérieure, m'sieur. »

 

La tension montait, la peur et l’inconfort devenaient palpable. Keaton étouffait et se retrouvait pris, lui aussi, dans un combat intérieur qu’il ne pouvait partager. Jetant de rapides coups d’œil au manoir, il poursuivit son discours d’une voix lourde, teintée de douleur et de tristesse.

 

« Mais, en s’approchant de plus près… »

 

La gorge du jeune adjoint se noua subitement, il ravala sa salive plusieurs fois, tentant de retrouver un semblant de capacité d’élocution. Il fixa le sol, jeta un rapide coup d’œil vers le manoir maudit et posa finalement son regard sur le shérif dont le visage ne laissait rien transparaître.

 

« Elle put voir sur son beau chemisier blanc, une petite tache rouge au niveau de son cœur. Une tâche, comme un pétale de rose inerte, posé sur un cœur qui ne battait plus. »

Le shérif fit un bond en arrière manquant de tomber et se raccrochant de justesse au bureau. Il avait à son tour le souffle coupé et son corps tout entier se mit à trembler, secoué par des convulsions qu’il ne pouvait contrôler. D’une voix affaiblie par une respiration saccadée, il parvint à articuler péniblement :

 

« Pourquoi as-tu dit cela ? »

 

Son équipier s'immobilisa, certain de ne rien avoir dit de travers.

 

« Quoi, m’sieur ?

— Le pétale de rose inerte, sur un cœur qui ne bat plus. »

 

Sentant le malaise venir, Brendan saisit la chaise et s’y assit avec difficulté. Il tentait lamentablement de retenir les larmes qui remontaient du plus profond de son cœur. Le jeune Keaton se retrouva pris dans un procès dont il ignorait les chefs d’accusation, finissant par balbutier des excuses teintées de remords dont il ignorait la nature même :

 

« Je suis désolé, m’sieur… Je ne sais pas… Je… C’est venu tout seul. »

 

La sensibilité de l’homme en face de lui disparut aussi subitement qu’elle était apparue et lorsque le shérif fixa son adjoint, plus rien ne transparaissait, dissimulant au reste du monde la face privée de sa douleur. Enfin, il tourna un regard froid vers le manoir hautain qui trônait là, fièrement.

 

« Ce n’est pas de ta faute, gamin ; ne fais pas attention à ma réaction. Reprenons, murmura-t-il et Keaton acquiesça, le corps tremblant. La femme qui a trouvé Marie, c’est à ce moment-là qu’elle a trouvé les carnets ? »

 

Keaton se trouva paralysé, le sol se dérobait sous ses pieds et tout son monde s’effondra subitement.

 

« M’sieur ?

— La phrase de tout à l’heure ? Les murs et les portes ? C’est de l’un de ces carnets qu’elle vient, non ? »

Les joues du garçon le brûlaient, il se sentait exposé, mais le shérif le contraint encore une fois d’un revers de la main.

« Oui, m’sieur…

— Tu as parlé de plusieurs carnets, il me semble, non ? » Keaton acquiesça en silence. « Il y en avait beaucoup ?

— Un certain nombre, m’sieur… Je crois qu’elle a écrit toute sa vie. Mais vous, m’sieur, vous la connaissiez d’où cette phrase ? »

 

Brendan, comprenant douloureusement ce qui venait de se passer, se mit à lutter contre une force ennemie qui habitait dans les cavités oubliées de son cœur. Tout en fixant droit dans les yeux sa jeune recrue effrayée, il murmura, conscient du caractère tabou de cette vérité :

 

« D’un rêve. Elle me vient d’un rêve, gamin. »

 

Keaton sentit son sang ne faire qu’un tour dans son corps, le shérif parlait aux fantômes. Il y avait donc bien une histoire de revenants derrière tout ça ; et le jeune homme n’était pas certain d’apprécier ce qui suivrait cet aveu.

« Mais s’il te plait, continue, Kit, souffla l’homme de loi à bout de force.

— La… La f-femme a alors parcouru toute la maison, m’sieur… reprit le shérif adjoint, encore secoué. Elle a fouillé partout… Pour finir par trouver madame Duchesne au sol, une corde autour du cou : elle s’était pendue dans son bureau… et la corde avait fini par céder… »

L’air lui manquait cruellement, mais son chef ne pouvait lui accorder du répit.

« Et après ça, gamin ?

— Il… Il y avait au-aussi une lettre, m’sieur… Une lettre dans laquelle elle avait écrit qu’elle ne désirait plus vivre dans un monde qui ne voulait pas d’elle… »

Les yeux rouges, les lèvres fébriles, Keaton peinait à poursuivre.

« Vas-y, Kit. Tu peux le faire, continue. »

Hochant douloureusement la tête, le garçon s’exécuta.

« Elle y disait qu’elle ne leur ferait pas le cadeau de leur laisser sa fille. Et qu’elle l’avait emportée avec elle pour cette raison. »

 

À bout de souffle, à deux doigts de perdre connaissance, Keaton se renfonça dans son siège. Pris d’une vive douleur à la poitrine, Brendan porta sa main à son médaillon, se leva subitement, se dirigea vers sa recrue et lui saisit la main, faisant sursauter le garçon dont le corps se figea.

 

« Ça, c’est ce qu’on appelle une preuve, gamin. Elle a donc avoué le meurtre de sa fille. »

Keaton confirma d’un mouvement de tête silencieux.

« Oui, m’sieur… Mais beaucoup disent qu’elle mentait tellement… Qu’on ne peut pas être certain…

— Ne t’en fais pas, gamin. Elle n’avait aucun intérêt à mentir là-dessus et, si Marie était croyante, il est donc certain qu’elle n’aurait jamais envisagé le suicide.

— Non, m’sieur ! Jamais ! J’en mettrais ma main à couper !

— Alors ça réduit le champ des possibilités, et les suspects avec.

Le jeune homme acquiesça.

— Au moins, maintenant elles sont réunies. »

 

À deux pas de sa chaise, Brendan se paralysa et ne put retenir les mots qui demandaient à sortir de sa bouche, et ce, alors qu’il savait que ceux-ci ne plairaient pas à son adjoint.

 

« Réunies ou emprisonnées ? lâcha-t-il dans un soupir à peine étouffé.

— Emprisonnées, m’sieur ?

— Oui, Kit. Tout comme cette ville, comme nous tous, emprisonnés dans le passé », confessa-t-il, reprenant place à son siège. »

 

Keaton regarda alors timidement ses pieds, cherchant dans la poussière une réponse qu’il redoutait. Enfin, il releva la tête.

 

« M’sieur…

— Oui, gamin ?

— Le pétale de rose… Pourquoi avez-vous réagi comme ça ? »

 

Pianotant du bout de ses doigts sur le bureau, Brendan marqua une hésitation visible avant de répondre.

 

« Parce que c’est la phrase que j’ai fait inscrire sur la pierre tombale de ma femme, gamin.

— Désolé, m’sieur. Je…

— Ne t’en fais pas, je pense que les fantômes jouent un peu avec nous, c’est tout. »

 

Le garçon se doutait déjà de cette maudite vérité, mais l’entendre dans la bouche de son patron lui glaça le sang. Alors, quand bien même il pouvait lire la souffrance sur le visage pourtant impassible de Brendan, il devait savoir, il devait poser l’affreuse question qui hantait son esprit.

 

« M’sieur ?

— Oui, Kit.

— C’est vraiment vrai… que vous parlez aux morts, m’sieur ?

— Aux fantômes, Kit, aux fantômes, fais attention aux mots que tu emploies.

— Pardon, mais… Il y a une différence ?

— Une énorme différence, gamin. »

 

Il ne voulait pas en dire trop, il ne voulait pas entrer dans les détails ; il n’avait jamais aimé en dévoiler trop sur lui, mais le garçon avait le droit de savoir.

 

« Les fantômes errent, ils sont perdus, frustrés, effrayés ; ils parlent, ils hurlent, ils crient, ils pleurent. Pas les morts, gamin, pas les morts.

— Pourquoi ça, m'sieur? Pourquoi les morts ne disent-ils rien ?

— Parce qu'ils ne sont plus là pour dire quoi que ce soit, gamin. Ils sont passés à autre chose, eux.

Le jeune homme se leva. Il fixait à présent la fenêtre et l’horizon au loin. L’idée que Marie soit une revenante, l’idée qu’elle puisse pleurer, hurler, souffrir seule, là-haut, dans sa demeure, lui fendit le cœur. Ce manoir réputé hanté devait bien l’être par un fantôme. Et si ce spectre avait été celui de Marie Duchesne, si elle faisait partie des âmes errantes habitant encore les lieux, rongées par une souffrance devant laquelle il était impuissant.

Il aurait voulu en parler, le shérif pourrait comprendre sa peine, il pourrait peut-être même lui apporter des réponses. Il aurait voulu partager le poids qu’il avait sur le cœur, poser enfin ce lourd fardeau. Mais une autre question plus importante attendait son tour. Keaton garda donc pour lui ses peines de cœur et demanda, sans vraiment être certain de bien vouloir entendre la réponse :

 

« Vous croyez qu’il y a beaucoup de… fantômes ici, m'sieur ? »

 

Brendan ne lui répondit pas de suite ; il se tenait les avant-bras posés sur le bureau, serrant de ses deux mains froides le petit médaillon qu’il fixait de ce regard énigmatique que le garçon ne connaissait que trop bien.

 

« Des fantômes ? Il y en a partout, gamin. La terre est jonchée de cadavres, victimes de la bêtise des Hommes, dont le sang sèche encore ; et pourtant, ils reprennent les armes. Tu es encore jeune et innocent. Profites-en. »

"Dans un dernier soupir, je partirai…

 

Il est inutile de garder des souvenirs des morts, car ceux-ci viennent vous hanter jusque dans vos rêves les plus secrets. Que celui qui chante à la nuit les noms de ses chers disparus se rappelle qu’ils pourraient l’entendre et y répondre. Comme il est tentant de suivre ceux qui partent en abandonnant les vivants ; car la mort a de cela, qu’elle est bien plus visible et implacable que la vie. Dans un rayon de lune, un espoir est encore possible, mais elle approche, et, avec elle, un dernier souffle. Les rides du temps ne sont pas accordées à tous, seuls certains les voient se dessiner sur leurs visages ; et pourtant, ils s’en plaignent. Les murs ont des oreilles et les portes des yeux, scrutant dans le silence de la nuit les mouvements des endormis."

​

R.M.F Duchesne.

Chapitre 3: Les premiers pas

 

Le shérif tenait à la main une série de portraits de criminels relâchés ; il parcourut un instant les quelques feuillets avant de se pencher vers l’arrière, s’appuyant confortablement sur le dossier de son siège. Keaton se leva, saisit les deux tasses vides sur le bureau.

 

« Du café, m’sieur ?

— Il est si bon, pourquoi s’en priver ? »

 

Les deux hommes se regardèrent et s’autorisèrent à rire. La jeune recrue, le cœur plus léger, servit deux tasses du liquide noir, qui n’avait pour but que leur donner une contenance et leur tenir chaud et retourna s’asseoir.

 

« Ok, gamin, dis-m’en plus sur ces bonshommes ; on peut bien oublier ce foutu manoir pour quelques heures, n’est-ce pas ?! »

 

L’enfant du pays baissa les yeux rapidement, se faisant violence pour ne pas dévisager la demeure maudite des Duchesne. Enfin, il parvint à relever la tête et poser son regard dans celui de son nouveau chef.

 

« Oui, m’sieur. »

 

Tout en tirant la chaise plus près vers son patron, Keaton s’assit de façon à tourner le dos à l’imposant et terrifiant manoir. Faisant tournoyer son café d’un geste circulaire du poignet, l’observant comme un médicament atroce que l’on s’apprêterait à avaler, il en but finalement une gorgée. Comme à chaque fois il grimaça, ce qui décocha un rire discret chez Brendan qui luttait tout autant que lui à avaler ce poison que les gars du saloon avaient appelé café.

 

« Qu’est-ce que vous voulez savoir, m’sieur ? » lança Keaton entre deux petites toux.

 

Le shérif lui tendit alors l’un des portraits, celui d’un homme portant une masse capillaire dont l’état général se rapprochait plus d’une touffe d’herbe séchée, qu’à celui de cheveux à proprement parler ; il arborait une barbe qui semblait se confondre avec les poils de son torse et portait des vêtements dont il aurait été impossible de certifier la couleur tant ils étaient sales.

Avant de dire quoi que ce soit, le shérif dévisagea l’homme sur la photo, ne pouvant dissimuler sa confusion et son dégoût. Il releva finalement la tête, quittant ce spectacle cauchemardesque.

 

« Dis-m'en plus sur cet homme… bête… chose ? » Son adjoint eut à peine le temps d’ouvrir la bouche que Brendan renchérit : « Et ça, c’est de la crasse ou des cheveux ?! »

 

Keaton laissa s’échapper un léger sourire face au désarroi de son chef, avant de répondre d’un air désabusé et quelque peu honteux :

 

« De la crasse, m’sieur… C’est de la crasse. Désolé…

— Sympathique. Et dis-moi, Monsieur désolé ? Pourquoi tu l’es ? » plaisanta-t-il à demi-mots.

Keaton, surpris par cette question, resta bouche bée, un peu idiot, tout aussi utile qu’un crachoir plein.

 

« Alors, gamin ? Tu as perdu ta langue ? » Le shérif fit un clin d’œil à son adjoint muet et reposa sa question : « Pourquoi es-tu désolé ? » Sa jeune recrue baissa les yeux aussitôt.

— Je sais ce que vous pensez, vous les gens de la ville…

— Vous sans S, gamin ! s’exclama Brendan, interrompant son adjoint. Je ne fais pas partie du lot, s’il te plaît ! Tu ne sais pas ce que je pense et clairement, on s’en fout ; ne sois pas désolé parce que le gars est crado ! »

 

Keaton acquiesça en silence, ravala sa salive et parvint finalement à esquisser un léger sourire. Légèrement plus à l’aise, il se pencha à son tour vers l’arrière, s’appuyant confortablement sur le dossier de sa chaise.

Il tenait sa tasse de la main gauche et la photo de la main droite et jouait avec le coin de la feuille du bout de ses doigts. Il prit le temps de boire quelques atroces gorgées de plus avant que le café ne refroidisse ; il n’était déjà pas bon chaud, mais froid, il aurait fait vomir un rat ! D’une voix timide, mais plus assurée, il reprit :

 

« C’est l’vieux Fisher, vous savez ? Il vit dans la  ferme, à la sortie de la ville.

— Hum, fascinant, vraiment, c’est fascinant, mais n’a t-il jamais entendu parler de l’eau ? N’y vois rien de personnel, s’il te plaît, gamin ! Je ne fais que constater,y a pas de jugement ici. »

 

Keaton tenta de ne pas se décontenancer, se donnant pour mission de jouer les avocats du diable ; non pas pour défendre les gens de la campagne, mais les gens de cette ville uniquement.

Il savait que, derrière la crasse du vieux Fisher se cachait quelque chose de bien plus sombre, bien plus terrible, quelque chose que son nouveau patron ne pouvait imaginer. Ce fut donc avec tout le sérieux du monde qu’il rétorqua :

 

« Heu… Il n’a pas beaucoup d’argent et tout le monde n’a pas de salle d’eau chez… »

 

Le shérif donna un petit coup de pied dans l’un des bords de son bureau, faisant sursauter son collègue et le propulsant lui, quelques centimètres vers l’arrière. D’où Brendan était maintenant assis, il voyait aisément le lac qui avait jadis alimenté l’usine textile des Duchesne à présent fermée.

 

« Oui, je le sais ça, gamin. Mais c’est pas comme si y avait pas un putain de lac juste là ! Dis-moi si je me trompe, mais, dans un lac, y a généralement de l’eau, non ?! » lança-t-il, tout en pointant ledit lac du doigt.

 

Keaton tentait lamentablement de cacher le sérieux et la gravité qu’il accordait au sujet, craignant encore les moqueries d’un étranger. Il essaya de prêcher la cause du pauvre bougre, voyant bien que le shérif n’avait pas encore fait le rapprochement avec les Duchesne et leur demeure maudite.

 

« Tout est toujours lié à ce foutu manoir… murmura-t-il, faisant un discret signe de croix avant de poursuivre d’une voix plus prononcée. C’est qu’il croit que l’eau est… maudite. Maudite par les morts… Vous voyez ?

— Les morts, gamin?

Le garçon gesticulait, ayant visiblement perdu son aisance.

— Pardonnez-moi, m'sieur... Les fantômes...

 

— Ces fantômes-là, tu veux dire ? » souffla-t-il en se redressant sur son siège pour pointer la demeure des Duchesne d’un doigt inquisiteur.

— Oui, ceux-là mêmes… chuchota Keaton, sans regarder le manoir. Et ceux de l’usine aussi… Il y a eu pas mal de décès… étranges. »

 

Il avait la voix discrète d’un enfant avouant une bêtise, bévue dont il n’était pourtant pas responsable. Mais tout revenait toujours aux Duchesne et leur manoir ; et Brendan le savait, il l’avait senti et avait pourtant tenté de l’ignorer ; il était pris au piège, ils l’étaient tous.

 

« Les autres décès ? Les esclaves, gamin ? soupira-t-il, relançant une conversation qu’il ne pouvait apprécier.

— Non, m’sieur…

— Qui alors? Les fiancés ? »

 

Keaton se remit à fixer ses pieds, étrange tic qui lui offrait une sorte de possibilité d’évasion, comme si ne pas regarder le sujet de son désarroi finirait par le faire disparaître ; un peu comme un enfant qui ferme les yeux lorsqu’il a peur.

Portant sa main à son médaillon, le shérif regarda son adjoint d’un air attristé. Il avait tendance à oublier qu’il avait face à lui un jeune garçon encore innocent et qu’il lui imposait là, la noirceur qui l’accompagnait depuis bien trop longtemps. Mais avant qu’il puisse dire quoi que ce soit, Keaton répliqua :

 

« Non, m’sieur… Pas les fiancés… plus récent…

— Développe, garçon. Va falloir que tu apprennes à étendre ton utilisation linguistique ! » s’exclama Brendan, déchiré entre l’appel de son cœur qui lui sommait de ménager le garçon et son devoir d’homme de loi lui intimant de continuer son enquête. Keaton se reprit, hochant la tête en signe d’excuses.

 

« Des gens sont morts autour de ce lac, dans des conditions bien particulières… Des bateaux qui coulent sans trous dans la coque, sans tempête, sans vent, sans pluie. Du feu qui brûle sur l’eau trois jours durant, des barils de poudre qui explosent alors qu’ils étaient vides… Les gens d’ici sont… »

 

Le jeune homme hésita, coincé dans un corps courbaturé, il frétillait autant qu’un appât au bout d’un hameçon sentant la fin venir. Il lutta jusqu’à ce qu’enfin il laisse échapper quelques mots qui lui brûlèrent le palais :

 

« Les gens d’ici sont persuadés que tout ceci est une mise en garde… » Keaton observa un instant son patron, cherchant à identifier ses réactions, mais l’homme resta impassible. « Personne n’est en sécurité ici, m’sieur. »

Feignant l’ignorance et sentant bien que son silence devenait pesant pour son équipier Brendan répliqua :

« En sécurité, gamin ? Ils craignent quoi ?

— Qui, m’sieur, pas quoi…

— La mère Duchesne ? »

Son adjoint fixa de nouveau le sol, espérant y trouver une réponse, une porte de sortie, un baume pour panser ses blessures.

« Elle… ou… d’autres, m’sieur. »

Le shérif fixa un instant le lac, se saisissant de son médaillon machinalement. Il ferma les yeux et susurra dans sa barbe quelques mots que le jeune adjoint ne parvint pas à saisir :

 

« Une armée…

— Pardon, m’sieur ? »

Exposé, Brendan releva la tête, il dévisagea un instant son second, comme s’il avait oublié jusqu’à son existence même.

« Rien, gamin, rien, on continue, » murmura-t-il finalement.

 

S’empressant de ranger son pendentif en sécurité, bien caché, Brendan enchaîna, balayant ses secrets loin, très loin, tout au fond de sa mémoire :

 

« Donc, tu dis que ce monsieur évite les eaux enflammées. »

 

Bien qu’il lui ait tout juste confessé de parler aux fantômes, le jeune garçon pensait son nouveau patron dubitatif. Enfant, il avait grandi avec ces histoires, ces légendes tout aussi redoutées qu’elles étaient niées. Elles faisaient partie de lui, de sa culture, de son passé. Il y croyait fermement, mais n’avait pas l’habitude d’en parler en étant pris au sérieux.

Faisant à présent face à ce nouvel arrivant qui bousculait tout ce qu’il pensait connaître sur le genre humain, il était décontenancé. Le jeune homme n’osait relever la tête, n’osait croiser le regard de son interlocuteur, n’osait regarder le jugement en face.

Brendan, comprenant que la gêne ne venait pas de ses secrets, mais des tabous d’une ville ensevelie sous ses propres mensonges, tapota de nouveau le bureau. Il attira ainsi l’attention de son adjoint, ce qui l’incita à relever les yeux doucement.

 

« Parle, Kit, qu’est-ce qui te tracasse comme ça ?

— C’est que les gens de la ville se moquent de nous, m’sieur, avoua-t-il avec peine. Ils nous traitent de péquenauds qui croient à la magie… Et ici… ce sont des histoires d’ivrognes, des histoires de croque-mitaines, des histoires pour faire peur. Tout le monde…

— Je vois l'tableau, gamin, tout le monde y croit, mais personne ne l’assume. Du coup, on n’en parle pas.

— Pas vraiment, m’sieur… On subit. »

 

Le visage du shérif se referma, mais alors que sa main frôlait le contour de son médaillon, un éclair de compassion illumina ses yeux.

 

« Ok, comme je te l’ai dit tout à l’heure, c’est un vous sans S. Ne m’inclus pas dans le lot. Je viens peut-être de la ville, mais je suis suffisamment fou pour crier à tout va que je parle aux fantômes.

— Oui, m’sieur… désolé, m’sieur…

Retenant un rire qui lui aurait pourtant été salvateur, Brendan poursuivit :

— Et de plus, je te rappelle que j’ai épousé une femme noire, et une sorcière qui plus est ! J’suis pas le gars qui juge ; j’suis celui qu’on juge. Alors on va dire qu’on s’en fout de ce que pensent les citadins, ils ne sont pas plus intelligents que vous, et on va un instant croire les ivrognes pour changer ! On a un deal ? »

 

Keaton secoua la tête nerveusement, bien qu’un peu soulagé.

 

« Donc, tu es en train de me dire que les gens d’ici pensent que la ville est maudite ?

— Oui… m’sieur.

— À cause de la mère Duchesne ? » Keaton dodelina de la tête. « Ils pensent que c’est elle qui tue ? soupira-t-il.

— Oui m’sieur, mais pas seulement elle… À dire vrai, on pense tous ici qu’il y a une porte sous le manoir.

— Une porte, gamin ? Développe ton langage !

— Une porte sur l’enfer, m’sieur, susurra le garçon, comme pour n’être qu’entendu d’eux deux. Parce que la maison est construite sur un cimetière. Alors, non seulement ils y croient, mais ils en sont persuadés ! Et ils font des paris sur qui sera le prochain… Parce que personne ne le sait. Et personne ne sait pourquoi. »

 

Brendan se rassit et commença à faire des tours avec son siège. Il aimait faire pivoter la chaise de gauche à droite ; depuis quelques années, deux ans tout au plus, ces fauteuils-ci s’étaient petit à petit répandus, des assises de bois posées sur deux tubes s’imbriquant parfaitement. Il pouvait ainsi faire le tour complet de la pièce sans même se lever. Et alors qu’il jouait avec son fauteuil, repartant dans ses rêveries, il ajouta d’une voix distante :

 

« Il y a toujours un pourquoi. Toujours, murmura Brendan

— Pardon, m’sieur ?

— Un pourquoi, Keaton, reprit le shérif. Il y toujours un putain de pourquoi ; il va falloir me croire sur ça.”

 

À ces mots, sa jeune recrue se remit à se tortiller et chercha la meilleure des positions ; ce qui trahissait son terrible malaise. Il était visiblement taraudé par une question qu’il avait du mal à retenir. Lorsqu’enfin, las de lutter, il laissa finalement s’échapper l’objet de sa tourmente, non sans une gêne à peine dissimulée :

 

« C’est vrai, m’sieur ?

— Quoi,gamin ? Étends ton utilisation linguistique, y a pas mal de mots dans le dico, tu sais !

— C’est vrai qu’elle est morte… assassinée… ? Vot’femme, j’veux dire.

— Une balle dans le cœur, oui. »

 

Le shérif resta froid et distant dans sa réponse. Sa voix renfermait quelque chose de sombre qu’il ne valait mieux pas réveiller. Mais lorsqu’il finit par fixer le jeune homme droit dans les yeux, il dévoila une fragilité qu’on ne lui aurait jamais imaginée.

 

« Pourquoi, gamin ?

— Je… j’me demandais si… s’il y avait un pourquoi à… sa mort ? »

 

Brendan se leva doucement, se dirigeant vers la fenêtre, il se remit à fixer le manoir, tournant ainsi le dos à son jeune adjoint. Dans sa voix, résonnait un écho d’outre-tombe,                                                                                                                                                                                      trahissant une douleur ensevelie sous des années de lutte et de détresse.

 

« Un pourquoi, Kit ? Tu veux savoir pourquoi elle est morte ? Parce que l’ordure qui a tué ma douce était un lâche et qu’elle, elle était un cœur pur et courageux. Parce qu’elle n’a pas pu rester silencieuse face à la violence et à la rage de cette bête sauvage qui battait à mort un homme innocent.

— Innocent, m’sieur ?

— Tout à l’heure, on a parlé des esclaves, tu te souviens, gamin ? »

Le garçon confirma d’un hochement de tête.

« Et des Confédérés, tu remets ?

— Oui, m’sieur.

— Eh bien, pour faire court, souffla-t-il, les Confédérés pensaient que les hommes et les femmes noirs n’avaient pas les mêmes droits que les blancs et que, par conséquent, ils n’avaient pas à être des employés payés, mais de la main-d’œuvre gratuite que chacun pouvait traiter comme bon lui semblait ; comme du bétail, comme du matériel. »

 

L’enfant de Parson buvait ces paroles dont il avait été si longtemps privé, heureux d’en apprendre plus sur son Histoire ; tout autant qu’il était effrayé par ce que les mots du shérif révélaient sur son passé.

Brendan lui tournait toujours le dos et fixait à présent l’usine, les yeux remplis de colère.

 

« Mais votre femme, elle avait quoi à voir avec tout ça ?

— Avec Laury-Anne, nous vivions dans le Kentucky à l'époque, un État qui se trouvait dans l’autre camp, celui de Lincoln.

— Ça veut dire quoi, m’sieur ? Que les esclaves, ils n’étaient pas esclaves chez vous ? »

Le shérif se retourna et regarda le garçon avec, pour la première fois, une affection visiblement naturelle. Il chérissait l’innocence du jeune homme.

 

« En théorie, oui, ça aurait dû être comme ça. Tu sais que Lincoln était un abolitionniste ? »

— J’sais juste que les gens d’ici, l’aimaient pas trop, m’sieur…

— Tu m’étonnes ! lança l’homme de loi, tout en se rasseyant. Le gars avait décrété que l’esclavage devait être interdit, autrement dit aboli, d’où le terme…

— Abolitionniste, m’sieur ?

— Oui, mais le souci, c’est que les traditions aussi terribles, atroces, injustes et meurtrières soient-elles ont la vie dure, elles sont coriaces et difficiles à déloger.

— Autant que les gars bourrés au saloon, m’sieur ?

— C’est ça, gamin ! » lança Brendan, ne pouvant retenir le sourire innocent qui se traça sur son visage fatigué. Il aimait la légèreté du cœur du garçon.

 

Son jeune adjoint approuva d’un hochement de tête silencieux, murmurant un merci muet du bout des lèvres ; il commençait enfin à saisir toute la complexité de la politique et de la guerre. Cet étranger énigmatique lui offrait ce que ses proches lui avaient toujours refusé.

 

« Le Kentucky, poursuivit Brendan, vois-tu, bien que faisant partie des États de l’Union…

— Le camp de Lincoln, m’sieur ?

— Oui, gamin. ! En  théorie, les Hommes devaient tous y être reconnus égaux et libres, mais il faisait partie des États où l’esclavage était encore de mise.

Keaton afficha un regard surpris autant qu’outré.

— Parce qu’il y avait une différence entre les États ?!

Le shérif confirma par un regard attristé.

— Oui, gamin. Certains ont accepté les prérogatives du président, d’autres non.

— Les autres… C’était les Confédérés, m’sieur ?

— Pas seulement. Il y avait encore certains États de l’Union, réfractaires à l’abolition et à la perte des privilèges qu’elle impliquait. »

 

L’enfant du pays tentait de saisir tous les tenants et les aboutissants de cette Histoire complexe qui était la sienne. Il avait encore du mal à rattraper le train qu’il prenait en marche.

 

« Même après son élection ? s’exclama-t-il, d’un ton criant l’incompréhension.

— Les habitudes ont la vie dure, gamin, murmura le shérif. Dans le Kentucky, tout comme dans le Missouri, la Virginie-Occidentale, le Delaware et le Maryland, les blancs n’étaient pas tous prêts à lâcher leur main-d’œuvre gratuite. Alors, sans être entièrement contre Lincoln, ils n’étaient pas non plus de fervents défenseurs de ses idées.

— Vous voulez dire que dans ces États-là, l’esclavage était toujours de mise bien que le président l’ait interdit ?

— On ne change pas un pays du jour au lendemain, Kit. Il lui aura fallu cinq ans pour gagner la guerre.  Mais bien plus encore pour abolir cette putain de tradition. »

 

Keaton hocha la tête, tenant contre son cœur la photo de la belle Marie Duchesne.

 

« Mais, et vous, et votr’femme…

— Laury-Anne et moi avions ça en horreur, répliqua Brendan, d’une voix serrée, tentant de dissimuler la rage qui vibrait dans son cœur. Et même si on ne change pas un pays du jour au lendemain, ça ne veut pas dire que l’on ne doit rien faire. Et ça, ça ne plaisait pas à tout le monde.

— Mais pourtant il paraît juste ! Vot’ combat, j’veux dire…  P’têtre que les Confédérés les voyaient comme des prisonniers  ! tenta de défendre le garçon, qui ne pouvait se résoudre à une terrible injustice.

— Non, puisqu’ils n’étaient pas considérés comme des humains ! C’est ça le putain de visage de l’Amérique. »

 

Brendan marqua une courte pause, déposant un genou à terre pour se retrouver à la hauteur du jeune homme qui tremblait comme une feuille, sous le choc de ce qu’il apprenait sur le passé, sur son passé, sur celui de sa mère, sur celui de Marie Duchesne.

 

« Gamin, tu découvriras que l’Homme est capable des pires horreurs. Regarde ces terres,  sais-tu qu’elles n’étaient pas vides quand les blancs sont arrivés ?

— Comment ça m’sieur ?

— Ceux que l’on appelle les Indiens ? Ça te dit quelque chose ?

— Les sauvages, m’sieur ?

— Les natifs, Kit, les natifs. Ils ne sont sauvages que parce qu’ils n’adhèrent pas aux coutumes des colons et parce qu’ils vivent sur les terres que ceux-ci convoitent. Ils ne sont sauvages que parce qu’ils ne veulent pas participer à la croissance de leur économie corrompue, économie qu'ils ne reconnaissent pas. La vérité, gamin, c'est qu'ils ne sont sauvages que parce qu’ils dérangent. Parce que les blancs ne comprennent pas et ne veulent pas comprendre leur culture et que ce qu’ils ne comprennent pas, ils ne peuvent pas le contrôler. Et tout ce que l’Homme ne peut contrôler, il l’asservit ou le massacre. Les Natifs, les Noirs, les Femmes et les Sorcières, tous ceux qui ont l’audace d’être différents. Alors, dis-moi, Kit, qui sont les sauvages ici ? »

 

Keaton resta silencieux et, se soustrayant du regard de son patron, il s’adonna à son tic l, avant d’ajouter d’une voix faible et noyée dans les larmes :

 

« Ici… ici, ils pensent tous comme ça alors ? »

Brendan se rapprocha de lui, posant une main qui se voulait paternelle sur son épaule.

« La Caroline du Sud fut un État pivot dans la guerre. Dis-moi, Kit, tu sais ce que veut dire Sécession ?

— Non, m’sieur… Désolé… »

Accompagné d’un clin d’œil compatissant, Brendan répliqua :

« Monsieur Désolé ! Ne t’en fais pas, je vais te le dire. C’est le fait de se séparer d’un tout.

— C’est ça qu’ils ont fait alors ?

— Exact, et les Confédérés ont choisi de se séparer des États-Unis de Lincoln parce qu’il était…

— Un abolitionniste, m’sieur ?

— Oui, gamin. Après son élection, autant te dire que ceux qui comptaient garder leurs mains-d’œuvre gratuites n’ont pas apprécié l'idée.

— Je comprends mieux, m’sieur… Mais pas votre État… Pas comme ici ?

— Ils n’ont pas suivi le mouvement et sont simplement restés dans l’entre-deux, sans véritablement prendre parti.

— Mais pourquoi, m’sieur ?

— La complexité de l’humain, Kit. Des questions de pouvoir, de politique, d’argent ou de facilité. »

Brendan détourna son regard un instant, le temps de ravaler la rage qui forçait le passage depuis le fond de ses entrailles. Keaton secoua sa tête, repoussant avec difficulté la colère qui montait en lui.

 

« Mais… ici… nous… on a fait quoi, m’sieur ? »

L’homme de loi pesa ses mots un court instant.

« C’est ici, à Charleston que les combats ont démarré, gamin.

— Ici, m'sieur ? En Caroline du Sud ? Mais pourquoi nous ?

— Et pourquoi pas, gamin ? Il faut bien un foutu de point de départ. Et de plus, l’État a un excellent réseau ferré et est un grand producteur textile.

— Les Duchesne… reprit-il, jetant un coup d’œil inquiet vers le manoir. L’un de ses prétendants était un certain Friedrich Schaft, m’sieur…

— Maintenant que tu le dis, son nom me parle, Kit. 

 

Brendan fixa le ciel un instant avant de reposer son regard sur sa recrue qui attendait, pendu à ses lèvres.

 

« Le gars chapeautait tout le réseau ferré de la Caroline si je ne me trompe pas. »

 

Son bras droit face à lui le dévisagea de ses yeux écarquillés, avant de laisser échapper, d’un ton choqué :

« Vous croyez qu’il faisait partie des Confédérés, m’sieur ?!

— Certainement, gamin, certainement. Ça serait difficile autrement.

— Marie… » soupira-t-il dans un souffle coupé.

 

Brendan le regarda avec une profonde affection que rien n’aurait pu cacher ou endiguer. Il avait bien compris l’attrait que le jeune homme avait pour la belle Marie Duchesne ; et un amour meurtri, fauché et arraché était la plus grande source de douleur qu’il connaissait.

 

« La guerre est une atrocité qui transforme les meilleurs d’entre nous. Beaucoup ont du sang sur les mains, gamin ; par choix ou par soumission.

— Soumission, m’sieur ?

— Avec la facilité vient la sécurité. Il est, pour beaucoup, plus facile de se plier au pouvoir, aux habitudes…

— Aux traditions ?

Brendan approuva d’un mouvement de tête.

— C’est ça, kit. Il est plus facile de se plier devant ce que l’on connaît, que de se lever et d’y faire face.

— Mais votr’femme,  renchérit le garçon. Elle s’est pas pliée…

— Non, gamin.

— Et Marie… elle s’est pliée… » répliqua-t-il, fixant de nouveau ses pieds.

 

Le shérif pressa un pouce paternel sous le menton de son adjoint, le faisant sursauter. Avec une délicatesse qui ne collait pas au personnage, il releva son visage, le forçant à le regarder.

 

« Peut-être, ou peut-être pas. On ne sait pas, on n’y était pas. Et quand bien même, cela ne ferait pas d’elle une mauvaise personne. Tu sais, petit, il est facile de juger lorsque l’on n’est pas soi-même confronté à la situation.

— Mais… Vous, m’sieur… Votr’femme et vous… V-vous ne vous êtes pas pliés…

— Non, gamin, pas face à ce combat. Mais je reste tout de même le citoyen et le serviteur d’un gouvernement qui parque une partie de ses habitants dans des réserves pour pouvoir les contrôler. Je reste le représentant d’une loi qui fait des différences entre un Homme et un autre. L’esclavage a peut-être été aboli, mais la ségrégation est toujours là, Kit. »

 

Brendan se releva subitement, profitant de cet instant de silence pour reprendre son souffle. Caressant du bout des doigts le médaillon qui sortait discrètement de sa chemise, le regard plongé dans un tableau que lui seul pouvait voir, il murmura :

 

« Et si je n’avais pas été marié à Laury-Anne, j’aurais peut-être tourné autrement, soupira-t-il.

— Non, m’sieur ! Non, vous êtes bon ! s’offusqua, Keaton. Y a que de la bonté en vous !

— Pas tant que ça, gamin, confessa le shérif, fixant avec rage le manoir des Duchesne. Pas tant que ça. Comme je t’ai dit, j’ai du sang sur les mains. Ce pays a du sang sur les mains.

— Comment ça, m’sieur ? »

 

Brendan avait bien compris le double sens de la question de sa recrue ; le jeune homme voulait savoir le sang de qui il avait sur les mains ; mais il était des sujets qu’il valait mieux garder cachés. Il détourna donc volontairement sa réponse.

 

« Comme je te l’ai dit, il y a d'abord eu les natifs.

— Oui… les sauva… les Indiens… désolé, m’sieur. »

Le shérif lança un regard compatissant vers le garçon.

« Oui, Kit, ceux qui vivaient sur le territoire avant notre arrivée, ceux que les colons ont parqués dans des “réserves”, souligna-t-il avec soin en dessinant des guillemets de ses deux mains. Bien plus des prisons qu'autre chose, si tu veux mon avis. Ces mêmes colons se sont accaparésaccaparé leurs biens, leurs terres et leurs richesses. Ensuite, pour construire leurs chemins de fer, développer leurs champs et leurs exploitations, ils ont fait venir des hommes et des femmes d’Afrique, d’Asie, des Caraïbes, des hommes et des femmes de leurs putains de colonies. Des êtres humains qu’ils jugeaient inférieurs de par leur couleur de peau ou leurs croyances.

— M’sieur ? C’est quoi une colonie ?

— C’est un pays annexé par un autre pays par la force militaire.

— C’est du vol ? »

Brendan, malgré la douleur qui le prenait aux tripes, sourit devant la perspicacité de son adjoint.

« Oui, gamin, tu as raison, ce n’est pas autre chose que ça, du putain de vol et c’est parfaitement résumé. »

 

Cette vieille compagne qui l’avait suivi toutes ces années se rappelait à son bon souvenir et Brendan peinait à maintenir la colère à distance. Mais la dichotomie de la situation se trouvait dans le fait que cette souffrance apportait à sa jeune recrue un semblant de soulagement. En effet, le garçon se sentait soulagé d’en apprendre plus et de peut-être un jour connaître le fin mot de l’Histoire.

Les deux hommes se dévisagèrent un instant sachant qu’il n’y avait plus de retour en arrière possible, les secrets ne resteraient pas longtemps enfouis.

 

« La guerre, m’sieur… C’était pour ça alors… Lincoln voulait lutter contre l’esclavage et imposer ses idées ?

— Oui, gamin. Tout est toujours une question de forces opposées. Et quand les Confédérés ont perdu, les gens de ta ville qui avaient fourni les uniformes, logé les soldats ou peut-être même s'étaient battus aux côtés de l'armée du sud, ces gens-là ont préféré oublier. Il ne fait pas bon d’être du côté des perdants.

— Putain, ils m’ont menti tout ce temps ! vociféra Keaton, envahi par la colère.

— Rassieds-toi, gamin, comme je t’ai dit, il est bien trop facile de juger le passé quand on a le recul qu’ils n’avaient pas. Vu qu’ils te mentent, ça veut dire qu’au moins ils sont conscients d’avoir merdé ; et c’est déjà ça. »

 

Le jeune homme hocha la tête en signe d’approbation. La tension redescendit d’un cran, mais Brendan n'eut pas le temps de retrouver ses esprits.

Keaton s’avança vers lui et lui saisit la main soudainement, provoquant une réaction de recul chez le shérif.

 

« Mais pourquoi ils ont tué votr’femme ? »

 

Libéré de l’emprise de son adjoint, titubant encore sous l’effet de surprise, Brendan posa une main sur le médaillon d’or qu’il gardait en sécurité contre son cœur. Il prit quelques respirations profondes, tentant de retrouver un semblant de calme.

 

«  Ils l’ont tuée, parce que ma douce se battait pour que chaque homme et chaque femme puissent jouir des mêmes libertés ; elle avait eu la chance, si on peut le dire ainsi, d’être née de parents affranchis. » L’expression affichée sur le visage de son adjoint trahissait son ignorance. « Ses parents étaient des noirs libres, gamin. Ils venaient de La Nouvelle-Orléans, précisa l’homme de loi.

— Libres, m’sieur ?

— Ca veut dire qu’ils avaient acheté leur liberté… »

 

Excédé, choqué, outré, Keaton tapa du pied, soulevant un nuage de poussière tout autour de lui.

 

« Mais c’est monstrueux ! Une vie ne s’achète pas !

— Je suis d’accord, gamin, murmura le shérif tout en caressant son pendentif. Mais ne te rends pas malade pour ça… Occupe-toi de ce que tu peux changer aujourd’hui, ne condamne pas les fantômes du passé, ils ont l’éternité pour se repentir. »

 

Keaton se rassit sur sa chaise, le corps fébrile, le cœur battant la chamade ; d’une voix fragilisée par ses récentes découvertes, il murmura :

 

« Elle était comment votr’femme, m’sieur ?

— Elle était belle d’une beauté qui se voit et se ressent… elle était intelligente, savante, elle lisait Jules Verne… »

 

Tirant une chaise vers lui, Brendan s’assit à son tour. Son corps usé, croulant sous le poids des larmes et des regrets lui faisait mal bien plus souvent qu’il ne voulait l’admettre.

 

« Elle a fait de moi celui que je suis aujourd’hui… » confessa-t-il dans un profond soupir.

 

S'ensuivit un silence soudain. Brendan pressa une main fragile, contre son cœur, souffrant visiblement d’une douleur secrète. Son regard se perdit quelques secondes à peine perceptibles dans un horizon dont lui seul connaissait l’emplacement pour venir retrouver les yeux de son collègue.

 

« Celui que j’étais… avant sa mort. »

 

Il but avec un certain dégoût quelques gorgées de café, saisit un livre qu’il gardait rangé dans le tiroir de son bureau, « De la Terre à la Lune » de Jules Verne, et murmura :

 

« Si elle avait pu lire la suite de ces écrits…

— Elle était vraiment noire votr’femme, m’sieur ?

— Elle était plus que ça, gamin. Elle était un être merveilleux, elle était le soleil de mes nuits et l’étoile de mes jours. Elle était mon monde et mon univers. Elle était ma raison de vivre. »

 

Il tapota la couverture usée d’un livre lu des centaines de fois avant de reprendre :

 

« Alors, tu veux savoir pourquoi elle est morte ? Le putain de pourquoi ? Parce qu’elle a essayé de s’interposer entre la colère et la noirceur de cette ombre qui n’était plus un homme. Ce blanc qui se prenait pour un Dieu sous prétexte qu’il détenait un lopin de terre. Parce qu’elle a essayé de le raisonner, de lui dire de laisser partir l’être humain qu’il avait devant lui et d’épargner ainsi une vie qui valait bien plus que tout l’or du monde. Il l’a tuée parce que la lumière de Laury-Anne était trop belle et trop forte. Elle éclairait la laideur de son être, la noirceur de son cœur et la crasse de son esprit… tout ce qui ne pouvait se refléter dans la pureté du regard de ma femme, de cette femme libre et indomptable. »

 

Kit l’observait silencieusement, absorbant les informations que son supérieur voulait bien lui donner. Il le vit baisser les yeux et regarder à nouveau son médaillon.

« Dans ses yeux brillaient les étoiles de l’univers, Kit. Un seul de ses regards te faisait voyager à des lieues de là, dans d’autres galaxies… »

 

Subitement, le shérif releva la tête dévoilant à contre cœur un visage sur lequel des larmes avaient visiblement coulé. Brendan força un sourire douloureux, vaine tentative pour retrouver un peu d’assurance et de masculinité devant sa recrue.

 

« Tu ne sais pas ce qu’est une galaxie, gamin ? »

 

L’air perdu qu’affichait le garçon valait toutes les excuses du monde. Lui offrant un clin d’œil complice, autre démonstration rare d’une humanité présente dans le cœur de Brendan mais dissimulée sous les apparences sombres qu’il offrait au monde, il poursuivit :

 

« Tu apprendras qu’il y a bien plus dans le ciel que le soleil, la lune et les quelques étoiles que tu vois la nuit. Il y a des amas d’étoiles que l’on appelle des galaxies où des planètes comme la nôtre et d’autres soleils rayonnent. Nous vivons au sein de l’une d’elles. La rivière blanche scintillante que tu vois briller la nuit, la Voie lactée, en est une, elle aussi. »

 

Le jeune homme, alors en admiration totale devant cet être de science, l’écoutait avec la plus studieuse des attentions.

 

« L’univers est… magique, Kit. C’est un mystère que l’on découvre avec plaisir et gratitude chaque jour… » Il serrait toujours le médaillon entre ses doigts délicats, une main posée sur le livre usé. « Elle m’a offert un aperçu de sa splendeur… » Lançant un regard empreint de sentiments divers et complexes, il conclut : « Je te souhaite à toi aussi de trouver un jour celle qui te fera voyager à travers l’espace et le temps. »

 

S’imprégnant d’un silence salvateur, le shérif et son adjoint se regardèrent, scrutant l’un et l’autre les réactions de chacun. Keaton était conscient d’avoir eu accès à une partie secrète, intime et lourde à cacher de la véritable personnalité de son chef.

 

« Vous parlez comme Jules Verne, m’sieur… bredouilla-t-il enfin.

Brendan sourit, satisfait de voir que le jeune homme avait visiblement lu l’écrivain.

— Non, gamin, elle, elle parlait comme Jules Verne. » souffla-t-il, le cœur serré.

 

Il rangea avec soin le médaillon à l’abri sous sa chemise et conclut :

 

« Tu l’as ton pourquoi, Kit. »

 

Alors qu’il pensait leur conversation close, le shérif s’enfonça dans le fond de son siège, convaincu d’avoir obtenu un moment de répit. Mais l’enfant de Parson n’en avait pas fini.

 

« Mais… m’sieur… S’il y a un Dieu… Il aurait dû la protéger. Pourquoi est-elle morte ? C’est ce que je veux dire quand je demande le pourquoi… Pourquoi Dieu l’a laissée mourir ? Pourquoi tant de douleur dans ce monde ? Votr’femme… elle était une femme bien, alors pourquoi Dieu l’a laissée mourir ? »

Brendan se leva délicatement. S’avançant vers la fenêtre, il gardait sa main gauche pressée contre son cœur et tournait à présent le dos au jeune homme.

 

« S’il y a un Dieu ? Est-ce la vie qui t’a fait douter de lui ou bien peines-tu à croire en quelque chose de plus grand que toi ?

— M’sieur ?

— Il y a bien un Dieu pour moi, garçon… Mais ce n’était pas son job de protéger ma Laury-Anne contre elle-même. Elle avait… Elle a un cœur pur, un esprit brillant. Elle était un être merveilleux et aucun Dieu d’amour n’aurait pu l’empêcher d’être la lumière qu’elle voulait être. »

 

Il se retourna vers sa recrue. L’esquisse d’humanité qu’il avait montrée était partie et son visage était de nouveau impassible ; l’ombre qui planait au-dessus de lui avait repris sa place.

 

« Il y a toujours un pourquoi, gamin, crois-moi… Et il vient toujours du cœur humain. » Le shérif se rassit dissimulant avec une certaine difficulté la douleur qui s’était emparée de lui.

« Désolé m’sieur, je n’aurais pas dû vous demander tout ça…

— Monsieur désolé ! grogna-t-il d’un ton taquin, laissant encore une fois transparaître un peu de son âme. Ça faisait longtemps ! » L’imperméabilité de son regard revenue, il reprit : « Ne t’en fais pas, gamin. Ça ne me dérange pas de parler d’elle… Elle est toujours vivante dans mon cœur, tu sais. Et je lui dois bien cela : honorer sa mémoire. C’est en parlant des morts qu’ils restent encore un peu vivants. On ne cesse réellement d’exister que lorsque les vivants ne parlent plus de nous, lorsque notre nom se perd dans un écho du vent. »

Le jeune adjoint pencha la tête légèrement sur le côté, comme pour tenter de se contrôler, en vain. Il inspira profondément et laissa finalement s’échapper cette dernière question :

 

« M’sieur ?

— Oui ?

— Vous lui parlez… à votr’femme ?

Brendan marqua un court silence avant de répondre un sourire en coin :

— Je ne sais pas, qu’en penses-tu, gamin ? »

Chapitre 4 : La visite du shérif

 

Brendan avait entrepris une visite de courtoisie au manoir, dans le but de présenter ses hommages aux habitants de cette partie de la ville, tout aussi morts pouvaient-ils être.

En qualité de shérif, donc de représentant de la loi, et visiblement la seule personne encore en vie à avoir une idée précise de ce qui se tramait dans le coin, il devait agir ; il leur devait au moins ça.

Pour atteindre la demeure des Duchesne depuis son bureau et, accessoirement, le petit appartement qu’il occupait au-dessus de celui-ci, Brendan devait emprunter une partie de la rue secondaire, celle qui croisait l’Avenue de l’Union. Ensuite, il devait pousser jusqu’après l’apothicaire et s’aventurer dans un vieux sentier mal entretenu, laissé à l’abandon, tout comme le manoir et le passé entier de cette ville...

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